Gaspard et les autres – La Traversée

         

Je ne vais pas raconter en détails l’histoire de la conquête de la Meije… d’autant plus qu’il y a là-dessus d’excellents bouquins…! (Suivez mon regard du côté de l’album photos « Mes livres« ).

 
 
 
 
 

Je rappellerai seulement que la première ascension du Grand Pic en 1877 a été une véritable épopée et a joué un rôle majeur dans l’histoire de l’alpinisme français. Il y a quand même un point sur lequel je voudrais insister. Il existe toute une tradition qui en fait porter le mérite de façon quasi exclusive au Père Gaspard. C’est vrai que son rôle a été essentiel, mais il a très injustement éclipsé celui des autres protagonistes. C’est un fait qui n’est pas exceptionnel : pour la conquête du mont Blanc, Balmat a longtemps éclipsé Paccard. De même à l’Annapurna, où Herzog a occulté Lachenal. L’alpinisme est ainsi fait qu’il a besoin de fabriquer des surhommes, en fonction des besoins idéologiques du moment. En l’occurence, c’est le fils du pays, paysan et patriarche qui correspond à l’image du héros positif – c’est donc forcément lui qui sera « LE » vainqueur de la Meije (ce qu’on lit sur le monument qui le glorifie à St-Christophe-en-Oisans).
Voir l’album photo : Gaspard.

Tant pis pour les autres : Jean-Baptiste Rodier, abandonné il est vrai au Glacier Carré et qui n’est pas allé au sommet. Tant pis surtout pour le fils Gaspard (Pierre fils), qui a pourtant eu le mérite de surmonter en tête les ultimes défenses du Grand Pic, au moment où la cordée était au bord de la capitulation. Il l’a fait dans un état de trouille pas possible, mais il a su la surmonter et conduire ses compagnons à la victoire. Sans cela, c’était l’échec. Le fils Gaspard était un peu la chair à canon de l’expédition, celui que son père envoie devant quand la situation devient aléatoire. S’il a été effacé des mémoires, c’est d’abord parce que sa carrière a tourné court à la suite d’un accident qui l’a laissé estropié, et aussi parce que le père ne s’est pas privé de tirer à lui la totalité de la couverture.

Tant pis également pour Emmanuel Boileau de Castelnau, le « touriste ». Mais justement il n’était que cela, aristocrate et jeune de surcroît (18 ans). Or lui aussi a joué un rôle capital dans la mesure où il a su motiver et stimuler les autres, ou même donner l’exemple. Quand ils se sont retrouvés au pied de la Grande Muraille (l’actuelle Muraille Castelnau), Gaspard a calé. Les deux hommes se sont alors engueulés, et Castelnau a entrepris de s’engager seul dans la paroi. Comprenant que la Meije risquait de lui échapper, Gaspard a alors changé d’attitude et a repris la tête des opérations.
Cela peut s’analyser de plusieurs façons. Une tradition assez complaisante fait de Gaspard un pur héros désintéressé, incarnation des vertus cardinales de l’alpinisme. Quand on observe comment il a su par la suite faire de la Meije un business lucratif, tout en essayant d’établir le monopole de son clan, on se dit qu’il s’agissait plutôt de ne pas laisser s’échapper la poule aux oeufs d’or… Nul n’est parfait !

Ceux qui montent aujourd’hui au Grand Pic suivent à peu de choses près le cheminement découvert en 1877. Pour la traversée des arêtes, c’est autre chose. Le premier parcours complet n’a été réalisé qu’en 1885, dans le sens Doigt de Dieu-Grand Pic, par une formidable cordée autrichienne composée d’amateurs qui marchaient sans guide, adeptes d’un alpinisme aventureux : Ludwig Purtscheller, Otto et Emil Zsigmondy. Sur la photo ci-dessous, Purtscheller est au centre, avec ses moustaches et le regard levé. Otto est assis à côté de lui, le menton posé sur sa main droite. Emil est debout à sa gauche, appuyé sur son grand piolet, les yeux tournés vers le ciel. Derrière sont J.-B. Rodier (tout jeune), Giraud-Lézin, le Père Gaspard (pipe au bec). On voit Philomen Vincent avec son chapeau melon et le jeune François Chancel, assis à côté d’Otto. Devant sont Paul Engelbach, le Dr Karl Schultz, Georges Leser avec sa longue bouffarde et Thomas Kellerbauer. Cette photo date du 4 août 1885.

Emil devait se tuer deux jours après dans le versant sud de la Meije (on y reviendra). Les Autrichiens ont donc fait la Traversée « à l’envers », en utilisant des pitons dans les passages les plus délicats : la descente sur la Brèche Zsigmondy, puis la descente de la « Dalle des Autrichiens » dans la Grande Muraille (où le piton historique est longtemps resté en place). Le parcours en sens inverse, devenu classique, a été réalisé en 1891 par l’Anglais J.-H. Gibson avec les guides suisses Ulrich Almer et Fritz Boss. Ainsi, la Traversée est une synthèse très européenne…

Elle est devenue classique dès les années 1890-1900, où elle était très souvent couplée avec l’ascension de l’Aiguille méridionale d’Arves. Sa médiatisation doit beaucoup à deux publications remarquables dès le début du XXe siècle : d’une part un ouvrage de Daniel Baud-Bovy magnifiquement illustré par le peintre Ernest Hareux, La Meije et les Ecrins ; d’autre part une monographie publiée en 1909 dans la revue du CAF, La Montagne, sous la plume de Mathilde Maige-Lefournier – un nom prédestiné : Itinéraire commenté de la Meije. Très moderne dans sa conception et exhaustive dans son contenu, cette monographie était accompagnée de 6 planches photographiques qui sont un témoignage de choix sur l' »excursionnisme distingué » de la Belle Epoque. Vous pouvez aller le consulter dans l’album photos (« Itinéraire commenté de la Meije« ).

 
 

La Traversée a été complètement bouleversée en 1964 par un éboulement qui a emporté la Brèche Zsigmondy et creusé une profonde carie sous la Dent Zsigmondy (voir l’album photos : Brèche Zsigmondy). Ce qui était une paisible promenade (la traversée de la Brèche, plate et large) suivie d’une plaisante escalade (une fissure suivie d’un bombement en dalle) a été remplacé par un contournement excessivement laborieux en face nord, suivi d’un passage en goulotte qui serait un passage réellement sérieux s’il n’était équipé d’un câble. La « réouverture » avait été faite dès l’été 1964 par André Bertrand avec deux clients, Mireille Marks et C. Mouroux, mais c’est seulement à partir de la pose du câble que la Traversée est redevenue classique.

La Brèche a connu plusieurs autres éboulements par la suite, moins importants, mais dont l’un au moins a provoqué un accident dramatique en 1979 avec deux morts à la clé, tombés dans le couloir Gravelotte : l’éboulement avait fait sauter une immense écaille rocheuse sur laquelle s’appuyait la terminaison de la pente de glace du couloir. Or, le dernier rappel en provenance du Grand Pic aboutissait normalement sur le faîte de cette écaille, et elle était remplacée par une lame de glace complètement surplombante sur laquelle on était obligé d’improviser un relais sur broches à glace. Les malheureux n’en avaient probablement pas et n’avaient pas eu le réflexe de penduler sous le surplomb de glace pour aller se poser sur les rochers (plus qu’instables !) du versant Etançons. Je sais tout cela parce que j’étais passé là quelques heures après, en provenance de la face nord-ouest et que j’ai eu le triste privilège d’apercevoir les victimes 600 mètres plus bas et de donner l’alerte une fois arrivé à l’Aigle. Ceci pour rappeler que la Traversée de la Meije n’est jamais « une course facile pour dames »…

 


Le « Dos d’âne », dans la Muraille Castelnau


Traversée des « Dents Blanches »

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