La Meije et moi, acte II

 

J’ai fini de perdre mes complexes d’alpiniste débutant entre 1963 et 1964. Parmi bien des raisons, il y a l’influence des camarades que j’ai rencontrés à cette époque. L’un d’eux était Bernard Wyns, avec qui je devais connaître quelques aventures inoubliables et souvent un peu folles. Il avait un véritable talent pour me pousser à faire des choses que je ne me serais pas cru capable de réussir, et il manifestait dans les moments difficiles une impassibilité confondante. Notre première course commune avait eu l’allure d’un coup de tête : nous étions partis de Paris avec ma 2 chevaux pour faire le Grand Pic de Belledonne par l’arête du Doigt (ENE), lors d’un week-end qui devait être celui de la Pentecôte, en 1963. J’avais repéré cette course dans le vieux guide de Félix Germain, et on n’en savait rien de plus. Nous n’avions même pas de carte. Nous étions montés au pif à partir d’Allemont, sans soupçonner que c’était encore le printemps et que nous risquions d’avoir de problèmes d’enneigement. De plus nous sommes arrivés au sommet en même temps qu’une véritable tempête (photo), ce qui a rendu la descente épique. Depuis, nous avons gardé l’habitude des courses menées dans des conditions « limites ».

L’été d’après a été marqué pour nous deux par un petit événement : notre première « première ». A force de nous perdre en cherchant à tout prix à coller aux descriptions d’itinéraires, on avait fini par comprendre que le meilleur topo est celui qui n’existe pas : au moins, on ne risque pas de se paumer ! Et du coup nous avons découvert la jubilation d’avoir à tracer notre propre chemin. C’était un jeu nouveau et merveilleux, avec le plus joueur des partenaires : la montagne elle-même. Chaque paroi devenait invitation, la montagne exposait ses charmes, suggérait des chemins, lançait des défis : « grimpe là-dedans, si tu l’oses ! » Et c’était à nous de répondre. La première occasion est venue par hasard, à la face E de la Pointe Thorant. Ce n’était pas vraiment prémédité, nous étions allés là avec l’intention de faire une voie d’avant-guerre. Mais son apparence nous a déçus quand nous l’avons découverte, et nous sommes allés voir à côté – voilà comment on tombe dans le plus savoureux des pièges.

Bernard, c’est un feu follet. Il disparaît aussi vite qu’il arrive. Un jour il arrive sans crier gare, histoire de boire une bière. Deux jours après il vous téléphone : « je suis à Mexico (ou à Damas, ou à Mendoza…), je repasserai une autre fois ». Et ça dure dix ans. Donc, il vaut mieux avoir d’autres compagnons de cordée, pour le cas où… Il y en avait un que j’avais rencontré chez Sidonie, laquelle tenait bistrot à La Bérarde. C’était un Bleausard du nom de Pierro Wemaere, qui arrivait juste des Dolomites. Pour moi, c’était comme s’il était arrivé de la planète Mars !

(Tiens, ma 2 chevaux…) On est allés se frotter à quelques escalades un peu plus relevées, on est allés dire quelques mots aux mignonnes aiguilles du Soreiller et à la Dibona, ça passait comme dans du beurre. Aussi, nous avons voulu nous offrir quelque chose de plus relevé, et je pense que c’est Pierro qui a parlé d’abord de la face sud de la Meije, par la voie Allain-Leininger. Evidemment c’était une autre pointure, et l’idée m’effrayait un peu. Mais en même temps on avait un topo presque rassurant (méfiez-vous des topos !), et puis… et puis… c’était la Meije, et comme tous les venins délectables, celui-ci s’est coulé en moi avec une telle suavité que c’en est devenu une obsession.
Tiens, j’ai retrouvé le topo !

Voilà ce qu’on peut appeler un monument historique ! En plus il y avait une raison supplémentaire pour que cette face sud fonctionne comme un impératif catégorique : je devais partir à l’armée en septembre… Et j’avais grand besoin d’une réalisation grandiose pour rendre moins amère la perspective de faire le clown pendant 18 mois. Et quand je dis « faire le clown », je pense être en-dessous de la réalité !!!

N’insistons pas. Vous remarquez quand même que j’ai mon béret à la main. C’est une manie : je ne supporte pas d’avoir quelque chose sur la tête. Du reste, à l’époque, on grimpait normalement sans casque. Mais la face sud posait un problème du fait de l’éboulement qui venait de se produire : la Brèche Zsigmondy n’était pas stabilisée, et les terrasses du Fauteuil, à la base de la paroi, étaient mitraillées sans arrêt. Nous avons donc fait une exception et nous avons emprunté des casques de chantier qui nous donnaient cette drôle de dégaine.

La visière du casque n’arrêtait pas de taper sur le rocher, c’était odieux. Et complètement inutile : nous n’avons pas vu passer un seul caillou ! Cette photo trop sombre permet quand même de mesurer le chemin parcouru depuis 40 ans : l’immense piolet en bois, les lourds crampons à 10 pointes, l’encordement direct à la taille, les 5 ou 6 mousquetons en acier, etc… Sans parler des chaussures : de vrais cartables ! Les rappels ? On passait la corde en 8, directement au-dessus d’une épaule et sous la cuisse opposée… Bonjour les brûlures ! Pas question évidemment de faire de longues retraites, à moins de vouloir détruire ses fringues… A cause de l’éboulement, il était exclu de descendre en faisant la Traversée – il fallait donc revenir par la voie normale, qui n’est pas le chemin de descente le plus simple.

La face ne s’est pas laissée faire. Nous sommes montés trois fois pour rien, chaque fois le mauvais temps nous repoussait. Pierre Pâquet père, qui gardait le refuge du Chatellerêt, nous avait adoptés et nous consolait : « Elle sera toujours là, la Grande » ! C’est comme cela qu’il parlait de la Meije : « la Grande », sous-entendu : la Grande Difficile. Quand on lui demandait s’il fallait emmener des pitons, il plissait ses yeux malicieux et répondait par une périphrase. On a bientôt compris pourquoi. Je l’ai interrogé une fois sur son ascension de la face nord-ouest de l’Ailefroide, et quand je lui ai demandé combien il avait utilisé de pitons, il m’a répondu à peu près ceci : « J’en ai utilisé un seul. C’était un piton à Gervasutti, j’ai passé le doigt dedans, puis j’ai mis le pied dessus ». Lui au moins, il ne risquait pas d’être alourdi par le poids des mousquetons !
Et puisque j’en suis à évoquer les vieilles gloires, j’ai pu beaucoup plus tard rencontrer Pierre Allain à La Bérarde, peu de temps avant sa disparition. Il est sur la photo en conversation avec Jean-Michel Cambon. Lui aussi était un parcimonieux, en matière de pitons (Pierre Allain, pas Jean-Michel !). Quand je lui ai dit que j’avais fait la face sud 8 fois, il a été tout épaté. Pour lui, c’était une belle escalade. Pour moi, une des plus belles grimpées dont on puisse rêver !

Allez-y donc. Allez-y avec envie, avec allégresse, et avec humilité. Allez-y pour savourer ce cheminement félin, tout en intelligence, si habile à se jouer des ruses de la paroi – ah, le coup du surplomb vert !!! Dans le haut, dédaignez les facilités de la variante Amieux, laissez-vous emporter par le grain de folie qui vous jettera au milieu des toits les plus improbables, dans un gaz digne des Dolomites. Et surtout, surtout, ne vous laissez pas avoir par la tentation du retour en rappels, dont le seul mérite serait de vous ramener au Fauteuil au moment où pleuvent les pierres. Ne négligez pas d’aller jusqu’au bout, jusqu’au sommet, sans croire un seul instant les topos trompeurs qui prétendent que l’arête terminale ne serait qu’un pensum facile et somme toute sans intérêt : cela prouve seulement que leurs auteurs n’y sont jamais allés ! Et si vous le pouvez, finissez par la Traversée pour jouir pleinement d’une des plus parfaites fééries de l’Oisans…

Autres photos dans l’album « Face sud de la Meije« .

2 Responses to “La Meije et moi, acte II

  • Alors comme ça vous aviez une deux-cheveaux ? Moi aussi ça me rappelle quelques souvenirs, quoique beaucoup plus récents ! C’est très intéressant de voir comment on grimpait avant, même si je sais pas bien comment on grimpe maintenant, parce qu’à part une petite cordée avec l’école je ne connais rien de l’escalade…

  • Hé oui, j’avais une deux-pattes modèle 1956, avec la capote qui descendait jusqu’au pare-choc. Elle a tenu tant bien que mal jusqu’à la fin de mon service militaire pour me lâcher un jour où je partais en permission, la vache ! Elle connaissait par coeur la route de La Bérarde, surtout à la descente. J’ai aussi le souvenir d’une traversée du col de Restefond avec un cochonnet de pétanque coincé sous l’accélérateur et des freins aux abonnés absents. Grandiose ! Les bagnoles modernes, c’est d’un terne, à côté !