La Meije et moi, acte V
L’année des trois Rougets a aussi été l’année des trois Meijes, et dans tous les sens du terme : Orientale, Grand Pic, Doigt de Dieu, elles y sont toutes passées. Bizarrement, la première est le fruit d’un ratage. Je voulais emmener Jacques Plassiard pour réaliser enfin cet enchaînement Bastion + Dibona-Mayer qui me fuyait depuis maintenant 7 ans. Cette fois il faisait un temps superbe (on était en plein dans la fameuse sécheresse de 1976), mais une fois au pied du mur j’avais aperçu avec effroi un vilain petit nuage qui encapuchonnait l’Olan. Je tenais cette montagne pour un indicateur barométrique infaillible en vertu du célèbre dicton dauphinois : « Quand l’Olan met son chapeau le matin, la foudre est sur ton chemin » (ce dicton se vérifie parfois : ainsi, Olivier Challéat avait été tué par l’orage dans la Couzy-Desmaison en 1975, alors qu’il en faisait la première solitaire). Les mauvais souvenirs de 1969 remontèrent aussitôt en moi et me firent décréter le torpillage de l’expédition.
La Meije orientale et le Pavé, avec la chute glaciaire du col du Pavé telle qu’elle était en 1976…
Mais il faisait toujours beau, et nous avions devant nous au moins une matinée à occuper. Je pense que c’est Jacques qui parla alors de la toute proche Meije orientale. Et pourquoi pas sa face sud-ouest, puisqu’elle nous tendait les bras ? Nous n’avions pas de topo, mais j’avais pris l’habitude de m’en passer et de toute façon je savais que les gros éboulements survenus en septembre 1969 avaient plus ou moins éliminé la voie que les cousins Auguste et Casimir Rodier y avaient ouvert en 1928. Ils avaient fait ça dans la journée, en aller et retour depuis La Bérarde… Maintenant qu’elle était réduite à l’état de gneiss pilé avachi sur le glacier des Etançons, le recours à un topo s’avérait de médiocre intérêt.
Dans le haut de la face de l’Orientale, tout près du beau gendarme en fer de lance. Et zut pour le contre-jour!
Nous avons donc escaladé cette paroi de 400 mètres au pifomètre, avec un certain plaisir. Inutile de préciser que le beau temps se maintenait implacablement, avec une ironie à peine voilée. Après une grosse pause photographique au sommet, nous sommes descendus par l’arête sud-est en direction des brèches Gaspard & Co, et de là au glacier des Etançons. Bien plus tard j’ai eu l’occasion de repasser par là en faisant la traversée Meije-Pavé. L’arête s’était beaucoup détériorée : visiblement les éboulements ont continué.
Jacques sur l’arête de l’Orientale, dans un gneiss « variable »…
En revanche, la montée au Pavé, que nous avions ignorée en 1976, mérite le détour : ce n’est pas de la grande escalade, mais elle est rapide et plaisante, et surtout le coup d’œil depuis le Pavé est sensationnel. Quant à la descente, elle se fait aisément et logiquement à la seule condition de ne pas rater le point de départ des rappels, juste sous le sommet. Rétrospectivement, j’ai regretté de n’avoir pas préféré cette formule à l’insipide descente de la Brèche Casimir. Un couplage Meije Orientale par la face sud-ouest + traversée au Pavé, voilà une combinaison originale qu’on peut conseiller aux amateurs de terrain d’aventure, avec en prime un coup d’œil imprenable sur la Grande.
Le Pavé, depuis l’Orientale. Un cousin à ne pas dédaigner. Au loin, les Ecrins
En août, j’ai enfin pu faire la face nord directe du Grand Pic, que j’avais mis tant d’application à rater dans les 10 années précédentes.
Le compte-rendu de l’ascension de la Directe sur les Annales du GHM, en 1963. Où Raymond Renaud se voyait gratifié d’un « y » mal placé. La Directe était présentée comme « variante » de la voie Tobey-Robino. La partie originale fait quand même 200 m… Des précautions de langage qui sont malheureusement passées de mode !
Je l’ai faite avec Jeef, fraîchement débarqué de son stage d’aspirant-guide, et un sien collègue nommé Jean-Claude Roguet. Les conditions n’étaient pas idéales : au beau milieu de l’interminable sécheresse, il y avait eu un petit coup de tabac qui avait déposé plusieurs centimètres de poudreuse bien froide dans les faces nord, et une bulle d’air polaire stagnait en altitude, animée par un charmant petit blizzard. Pendant la montée au Promontoire, j’avais chopé une suée que j’avais épongée au refuge par une bonne bière bien fraîche… et bonjour la java des boyaux pendant la nuit. Le lendemain, un froid arctique nous attendait à la Brèche. Le coup me fut fatal : je fis la face nord malade comme un chien, vidé de mes forces et traîné comme un mathieu par mes deux aspis mi-ironiques, mi-compatissants. C’était donc ça, le grand Chaps ? Eh oui, une vraie loque ! J’ai tellement ralenti la cordée qu’il a fallu bivouaquer juste sous le Cheval Rouge – un bivouac il est vrai somptueux. Le lendemain, j’étais à nouveau sur pied.
3 août 1976 : le soleil du petit matin illumine le Râteau. Fin d’un beau bivouac !
Images de la face nord directe
J’ai longtemps attendu avant de prendre sur cette mauvaise journée une sorte de revanche. Je ne suis revenu qu’en juillet 1997, avec Olivier Mansiot et Etienne Rol. Nous voulions faire le couloir en Z, qui était visiblement en conditions parfaites car il avait assez fortement neigé durant tout le début de l’été. Malgré son évidente raideur, le Z avait été envisagé dès les années 1880 mais il avait repoussé toutes les tentatives jusqu’à ce que Maurice Fourastier et Casimir Rodier en viennent à bout en août 1933. Les répétitions étaient restées très rares pendant une quarantaine d’années, après quoi il a connu un regain d’intérêt. J’en avais visité le début vers 1967, une tentative interrompue par la perte du piolet de Jean-Louis Mercadié. Faire le Z sans piolet, ça doit être moyen…
Casimir Rodier représenté par Jean Chièze devant la face nord de la Meije. Lithographie paru dans « Montagnards » (1937). Les textes étaient d’André Allix.
J’ai donc retrouvé ces lieux où je n’étais plus passé depuis 21 ans, et que je pensais reconnaître. Le dessin de la rimaye n’avait pas changé : arquée vers le bas, elle s’abordait en oblique de gauche à droite à partir d’un net bombement de glacier, pour ensuite offrir une haute pente de glace à 50° qu’il fallait remonter avant d’aborder les rochers. Arrivé là, je n’ai plus rien compris. Au lieu des gradins superposés de la voie Fourastier, nous butions sur un grand mur vertical, très rébarbatif, qu’il a fallu escalader en exposant un peu la viande. Juste après, nous avons atteint la rampe oblique qui donne accès au Z proprement dit, non pas à son origine, mais nettement plus haut. Ainsi, une attaque exactement identique à celle de 1967 nous amenait 30 ans plus tard bien plus à droite. Il fallait donc conclure que tout le système de la rimaye avait dérapé vers l’ouest tout en gardant sa configuration d’ensemble, sous l’effet de l’affaissement du glacier. Une pièce à verser au dossier du changement climatique et du retrait glaciaire.
Compte-rendu de la première ascension du Z sur l’Alpine Journal (britannique) de 1934. Une belle manifestation d’anti-fair-play, ponctuée d’erreurs grossières et de commentaires vicelards. Fourastier est présenté comme guide, ce qui était faux. Lui et Rodier auraient utilisé des « moyens mécaniques ». On se demande lesquels ! En fait ils ont utilisé des pitons, considérés alors par l’Alpine Club comme impurs… La voie serait sans autre intérêt que d’exposer aux chutes de pierres, etc… etc… Bref, les chiens aboient….
Pour le reste, le Z était toujours à sa place. Nous nous attendions à une course assez facile, et nous avons découvert en réalité une ascension de très bon niveau. Pour avoir déjà fait le couloir de l’Etret, je savais que Fourastier n’était pas manchot sur la glace, pas plus que sur le rocher. Je n’en ai pas moins éprouvé à nouveau de l’admiration pour lui et pour Rodier, qui avaient osé se lancer là-dedans en 1933. J’ajoute que l’ambiance est magnifique, au point que j’ai préféré le Z à la Directe, pourtant plus dure et plus réputée. Mais la Directe se déroule au fond d’un énorme dièdre très encaissé, sans visibilité, tandis que le Z se balade dans une immense muraille très ouverte, avec une merveilleuse variété de situations. Du coup, j’en suis venu à penser que la plus belle combinaison de la face nord reste celle de Tobey et Robino en 1947, donc en prenant le Z jusqu’à la fin de sa deuxième barre (la Vigie centrale), car le parcours de « l’arête du ciel » qui vient ensuite est tout simplement grandiose.
Edouard Frendo en 1937 (lors du deuxième parcours) et mézigue en 1997 (avec un bâton de ski dans une main et un piolet de l’autre…) dans le même passage de la barre inférieure du Z. Où l’on voit que la roture a nettement ripé vers le bas (voir en particulier à l’extrêmité de la bande de glace)
A moins d’utiliser une des voies plus récemment ouvertes par les cadors des jeunes générations. La variante Audoubert de 1979, qui double le tracé de la Directe en prenant les extérieurs, n’a pas fait recette. Mais il y a eu ensuite la « Salsa pour 3 étoiles » de Tanguy et Rougier (1985), que ses rares répétiteurs ont trouvée superbe et dure. La dernière vient de sortir : Cyril Copier et Bernard Gravier ont terminé en deux fois (9-11 mai, puis 17-18 juin 2005) une directissime commencée au siècle dernier. Nommée la « Directissime des Potes », elle démarre au point le plus bas de la face, entre la variante Saadi et le Pilier Diagonal (Girod-Sandoz 1955). Elle coupe la bande inférieure du Z en plein milieu pour surmonter le grand mur jaune un peu déversant qui la domine, et elle s’achève dans le triangle sommital du Grand Pic 20 mètres sous le Cheval Rouge. Le tout est annoncé ED+ (6b/A2/M5), avec une longueur de sortie en 6a/7a/A2 qui resterait à libérer. Bon, c’est pas pour moi…! J’en connais qui lorgnaient dessus, et qui vont avoir un petit pincement en apprenant cela. J’en connais aussi un qui brûle d’aller spiter une belle structure d’olivine encore épargnée dans le haut de la face, histoire d’y poser la première longueur en 8 de la Meije. Franchement, j’aimerais qu’il n’en fasse rien et que l’on s’entende pour préserver le caractère aventureux de l’ensemble de ce versant…
La Meije vue des Trois Evêchés (Savoie)
Retour au bon vieux temps. L’été 76 me ramena l’enchaînement Bastion + Dibona-Mayer, dans des conditions inespérées, avec Olivier Comerson et Marc Chabert. Comme j’en ai déjà parlé, je ne redirai pas que j’ai trouvé cette voie encore plus belle et plus gratifiante que la Pierre Allain au Grand Pic. J’ai tellement aimé ces deux voies que j’ai suis retourné à plusieurs reprises, j’y ai même pris une sorte d’abonnement dans les années 80, rien que pour le plaisir du plaisir des copains.
Bivouac aux Enfetchores. Un bon point de départ pour le versant nord, à partir de la station intermédiaire du téléphérique de La Grave. J’aurais préféré que cette mécanique n’existe pas, mais puisqu’elle est là, autant faire avec !
A ce stade, j’avais déjà parcouru presque toutes les voies qui existaient sur la Meije à cette époque. Il ne me restait qu’à compléter ma collection. En 1979, j’ai donc fait avec Olivier Comerson une très belle combinaison en enchaînant le Pilier diagonal de la face nord-ouest (une voie Girod qui sort à la Brèche du Glacier Carré, comme le Z) avec la traversée des arêtes.
Olivier quitte la dernière tête rocheuse du Pilier diagonal, qu’une ultime longueur en glace sépare de la Brèche du Glacier Carré. La sortie du Z se devine sur la droite
Croisement au Cheval Rouge, et rencontre fortuite avec un guide qui sort de la face sud : c’est Jean-Jacques Prieur ! Il descend, nous montons. A une prochaine fois !
Puis ce fut en 1980 le couloir des Corridors, à l’époque une bien belle voie glaciaire dans la face nord du Doigt de Dieu, où je me suis trouvé avec une paire de nouveaux-venus pleins de fougue et de talent : Marc Séraphin et Vincent Coussedière. Leur présence en annonçait d’autres, inaugurant une des périodes les plus joyeuses de ma vie d’alpiniste déjà comblé. C’est évidemment une autre histoire…
Marc dans la pente des Corridors, avec une autre cordée dans le paysage. On ne s’enquiquinait pas avec une collection d' »engins à glace », à l’époque…!