La Meije et moi, acte VII (2ème partie)

La dernière première

J’ai visité les dalles de la Grande Aiguille de droite à gauche, en constatant que plus on va à gauche, plus le terrain est couché et disparate (prière de n’y voir aucune prise de position politique, hein!). Ca ne veut pas dire que ce soit moche: le rocher est toujours très bon, et on rencontre par moments de fort belles longueurs. C’est seulement la continuité qui s’évanouit, et puis si ça continue on finit par se retrouver dans le grand couloir.


Les dalles nord-est de la Grande Aiguille de la Bérarde. Merci l’Oisans!
Cette photo est due à Claude Mansiot, l’artiste d’Alpimages.

Quand j’ai été convaincu d’avoir à peu près fait le tour, j’ai baptisé le dernier tracé « Fin de partie ». Ce n’était pas simplement un hommage à Ionesco: je voyais bien que j’arrivais au bout de mes envies. Après plus de trente ans passés à fouiner à droite et à gauche, il était temps de s’abandonner à un alpinisme prosaïque, une fois assouvi le dernier désir: la face nord de la Pointe Centrale de l’Epéna, en Vanoise. En voilà une avec qui j’aurai entretenu une relation d’attirance-répulsion à la limite du pathologique ! Ce n’est pas seulement une magnifique muraille : elle est surtout unique en son genre, véritablement in-comparable. Elle serait comme un hybride de Piz Cengalo mâtiné de Naranjo de Bulnes, on encore une réplique en marbre des grands dômes de granite du haut Yosemite, en Californie.


L’Epéna au printemps…

Sa dénivelée nette est de 800 mètres, mais son profil bombé lui donne un développement qui doit taper dans les 1200 mètres. Sa partie médiane, qu’on découvre soudainement en émergeant du sombre labyrinthe des étages inférieurs, offre un des plus étonnants paysages de dalles et de surplombs qu’on puisse imaginer. Je n’en dirai pas plus: vous n’avez qu’à y aller voir… Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle m’a tourmenté! En plus elle a fait la coquette, s’appliquant à déjouer toutes mes avances. Un jour, c’est une crue du torrent qui embarque le seul pont utilisable pour entamer la marche d’approche; une autre fois, c’est la zizanie qui s’installe dans la cordée et sonne la retraite; puis voici la pluie, qui fait de la cuirasse une décourageante pataugeoire; ensuite, il y a cette fois où je perds mes lunettes alors que plus de la moitié est déjà dans la poche… Ce coup-là, en août 97, a été un coup en vache pour Etienne Rol avec qui j’avais déjà équipé 15 longueurs. Nous étions repartis après un épisode de pluie sans attendre que la paroi soit totalement sèche, parce que Etienne était sur le point de partir au service militaire (avec le privilège râlant de faire partie de la dernière fournée du service obligatoire). Et voilà qu’un geste maladroit me laissait myope comme une taupe! Etienne n’a pas voulu que l’on continue dans ces conditions, alors que j’insistais pour qu’il poursuive en tête jusqu’au bout. C’était peut-être plus sage, mais ça lui a coûté la conclusion de la voie. Il devinait que j’aurais bien du mal à attendre encore une année, et c’est lui-même qui m’a incité à y retourner sans tarder, donc sans lui.


…Et en hiver. « In bocca… » est à peu près au centre de l’image. Skiable ?
Si oui, ce sera hallucinant !

J’ai eu la chance de pouvoir compter sur Olivier Mansiot avec qui j’étais déjà venu deux fois dans les parages. Il a invité son copain Matthieu Lacolle, et c’est à trois que nous avons enfin surmonté la muraille, dans une journée incroyablement longue, belle et intense, suivie d’une hallucinante descente nocturne sur Pralognan. Voilà, c’était le point d’orgue, l’accord final… In bocca al lupo … Cette phrase que j’ai entendue en Piémont (Dans la gueule du loup) est une sorte de formule propitiatoire lancée à qui s’embarque pour l’aventure, sans doute pour exorciser les démons et dérouter le mauvais sort. Un mois plus tard, avec Bernard Wyns et plusieurs amis, nous avons fêté au refuge du Soreiller le trentième anniversaire de la voie des Savoyards. Il m’était difficile de ne pas y voir un symbole: de la Dibona (1967) à l’Epéna (1997), c’était un cycle qui s’était accompli. J’ai arrosé ça en consacrant une monographie à l’Epéna.


A gauche, visite printanière à l’Epéna. A droite, 30 ans après la première, dans la traversée supérieure de la voie des Savoyards

Ca ne veut pas dire que j’ai totalement cessé de participer à des ouvertures, mais cette fois elles seraient petites, des premières pour rire, ou bien ce seraient celles des autres: une voie sympa à la Tête de la Marsare avec Fred Chevaillot, les voies des Têtes des Cos dans Belledonne, celles où j’ai servi de second à Etienne à la Pierra Menta, à la Pointe de Leschaux ou au Petit Marchet, etc… De toute façon, ça a cessé d’être vraiment une préoccupation, comme si l’Epéna avait purgé de façon définitive mes ambitions d’exploration. Je dis bien: les ambitions, car le plaisir de l’exploration, lui, est resté intact. Il y a le plaisir des lieux, tous ceux qu’on a dédaignés jusque-là et qu’on va visiter avec gourmandise: les recoins perdus de Maurienne, les vallons cyclopéens de Belledonne, les Préalpes du Sud, les Pyrénées, l’Auvergne, tant d’autres coins encore. Il y a le plaisir des courses solitaires, qui ont l’immense vertu de faire tourner le cerveau à tuberzingue (ça me fait penser à la façon dont Bernard Olivier parle de la marche, qu’il décrit comme une activité par excellence intellectuelle). Mais aussi, comme à l’inverse, le plaisir d’aller en montagne avec de nouveaux partenaires, qu’on n’aurait sans doute pas connus autrement, et le plaisir de les aider à progresser.


La face ouest de Pierra Menta (Beaufortain)

Et puis ce sera l’écriture. Le hasard a voulu que l’Epéna « sorte » en même temps que La montagne c’est pointu. Ce bouquin correspondait à un besoin bien connu de ceux qui se voient invités à prendre leur retraite: le besoin de faire le bilan. Au fil des années j’avais accumulé quantité de textes dont certains avaient été publiés à droite et à gauche, d’autres non. En les considérant dans leur ensemble, je m’étais aperçu qu’ils témoignaient assez bien de l’intensité de la relation qui s’établit entre l’alpiniste et l’objet de sa passion. C’est une relation qui ne laisse pas indemne: par les formes et les conditions de sa pratique, l’alpiniste agit sur son territoire, et le transforme; et en sens inverse, la montagne transforme profondément l’alpiniste, parfois jusqu’à la folie. Essayer d’explorer cette dialectique, telle est l’intention de ce livre que j’aurais volontiers sous-titré « essai philosophique », si je n’avais craint de me prendre exagérément au sérieux… et de faire fuir le lecteur…!


Séance de pub à 4000, lors d’une « traversée photographique » des Ecrins.
Merci Fred !

A la même époque, Fred Chevaillot préparait avec Jean-René Minelli le deuxième volume de leur sélection d’itinéraires du massif des Ecrins qu’ils avaient commencé à publier chez Glénat. Le premier avait été consacré aux courses faciles, le second aux courses de difficulté moyenne. Fred et Jean-René avaient posé comme règle d’avoir parcouru personnellement la totalité des itinéraires décrits. Comme Jean-René était accaparé par son activité de guide, Fred avait souvent besoin d’un partenaire pour visiter une partie des itinéraires, et il me proposa d’être un de ceux-là… à condition de mettre des fringues de couleur vive (pour le besoin des photos). J’ai donc acheté un pull jaune canari, et en avant! Cela aussi a été un très gros plaisir, car cela m’a donné l’occasion de faire des voies auxquelles je n’aurais pas forcément pensé, ou d’en refaire d’autres avec beaucoup de satisfaction – la moindre n’était pas de participer ainsi à un ouvrage conçu avec une très grande honnêteté (on ne peut pas en dire autant de tous les faiseurs de topos…). Fred en a profité pour faire un joli doublé en utilisant une partie de ses images dans un album illustré dont il m’a proposé de faire une partie des textes, Hautes cimes des Ecrins (également chez Glénat).


Une des voies découvertes à l’occasion de ce livre: la jolie « arête de la Convention » à la Meije…

…Et par la même occasion, la plus courte (le Gendarme Jaune, à gauche)  et la plus dure (Les grimpeurs se cachent pour ouvrir, à droite), le tout avec Fred et Sylvain Cambon

Ce n’est pas tout. A l’automne 1998, j’ai cédé sans résister beaucoup à deux propositions. L’une venait du GHM, celui-là même qui avait failli me faire griller sur un bûcher d’infamie en 94. Le feu de paille s’était vite étouffé et surtout le président avait changé: l’impulsif Marmier avait laissé la place au jovial Peysson. Au même moment le rédacteur de la publication annuelle du Groupe (les vénérables Annales du GHM) remettait son tablier. C’était dommage pour le GHM, car le-dit rédacteur était en fait irremplaçable dans le créneau qui était le sien: Bernard Domenech (c’est de lui qu’il s’agit) est un connaisseur hors-pair des montagnes du monde, il a le don de constituer un exceptionnel réseau de relations sur tous les continents et de faire surgir l’information. Pour des raisons qui étaient les siennes, il avait décidé d’arrêter du jour au lendemain. Yves Peysson me demandait de le remplacer au débotté. Je lui objectai que c’était tâche impossible, à moins de transformer complètement le contenu de la publication. Yves accepta – et voilà comment je me suis trouvé embarqué dans l’aventure qui consiste à confectionner une revue annuelle, avec pour ambition d’essayer de stimuler l’envie d’écrire chez des auteurs aux sensibilités les plus diverses, et de donner à lire ce que l’on aura peu de chances de trouver ailleurs. Cela n’a pas été sans tâtonnements, mais il en est sorti petit à petit une revue que je crois assez présentable – elle a changé de titre à l’occasion de sa quatrième année pour adopter celui de CimesLe prochain volume (Cimes 2006) sortira d’ici 15 jours-3 semaines.

La prochaine édition de Cimes. L’éditeur Michel Guérin affirme que c’est « une des meilleures revues de montagne du monde ». C’est lui qui le dit !

L’autre proposition est venue des éditions Hoebëke. Elles étaient en train de sortir une nouvelle série consacrée à des monographies sur les grands sommets européens, le premier titre étant consacré à l’Eiger. Le responsable de la collection, Sylvain Jouty, cherchait une plume pour la Meije. Il m’a proposé le projet. Je dois dire que j’ai accepté avec mille fois plus d’enthousiasme que pour les Annales. Ca a été un très gros boulot, mais un boulot formidable qui m’a captivé durant toute l’année 1999. Je travaillais jour et nuit, découvrant l’énormité du champ que cela ouvrait. Non seulement cette montagne a une histoire singulière, mais en plus elle a été une source d’inspiration extraordinaire pour quantité d’auteurs, d’artistes ou de gens de science. J’avais là un sujet en or massif, sur lequel j’ai accumulé une documentation considérable, si volumineuse que j’ai proposé à Fred Chevaillot de participer à ce livre en se chargeant de la partie iconographique. Naturellement il s’est passé ce qui me pendait au nez: je me suis retrouvé avec cinq fois trop de texte, et j’ai été obligé de tailler, de tronçonner, de sacrifier, afin de le faire rentrer au chausse-pied dans une maquette toujours trop petite. Le résultat est comme il est, loin de ce que j’avais rêvé de faire, mais enfin il a été plutôt bien accueilli – au fond, n’est-ce pas cela qui compte?


Primé !

 

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