La Meije et moi, acte VIII

Dernier tango à la Meije

 

 

Mine de rien, je suis en train d’arriver à un moment critique : celui où ma petite histoire personnelle ne me procure plus beaucoup de sujets plaisants, du moins en ce qui concerne l’alpinisme. Après le temps des premières, voici donc venu celui des dernières… C’est arrivé plus vite que je ne l’aurais cru. En effet, après quelques mois de rodage assez difficile, j’avais assez bien surmonté l’épreuve des prothèses de hanche. Il paraît même que ça impressionnait la galerie ! Mon chirurgien avait été ravi quand je lui avais donné le topo de mon « Concerto pour instruments à hanches», au Creux Noir. Et dans le deuxième bouquin de Minelli et Chevaillot, les Ascensions choisies des Ecrins, on me voit photographié dans Granitude avec la légende suivante : « Mais où s’arrêtera-t-il?» (le livre est sorti en 2001, mais cette photo datait de 1999). Eh bien la réponse aurait pu être : « Là, justement… »


Les petites Aiguilles de l’Argentière, versant nord (vallon de la Croix). Au centre, le Coup de Sabre du Piniollet. Sur sa gauche, l’aig. Capdepon. Sur sa droite, la Pte Elizabeth, l’aig. de la Combe et l’aig. Reynier.

Ca a commencé par un sale coup en septembre 99, par un de ces jours où on ferait mieux de rester chez soi, un jour de ciel tourmenté et sombre brassé par un foehn agressif. J’étais sorti avec deux amis dans les Aiguilles de l’Argentière, près du col du Glandon. C’est un de mes coins préférés de Savoie, mais aussi le pire endroit par jour de tempête. De petites averses sporadiques nous avaient détournés de l’aiguille St-Phalle, aussi nous étions-nous contentés d’un col anonyme. En redescendant (un peu trop vite) dans le chaos de la Casse de l’Argentière, j’ai basculé sur une dalle instable et je suis allé m’encastrer dans une véritable trappe tapissée de blocs anguleux à souhait. Ma jambe gauche s’y est plantée en vibrant comme un arc qui se détend, et j’ai ressenti une douleur fulgurante au genou. Il a fallu m’évacuer en hélicoptère, au prix d’un vol rendu homérique par le foehn qui refoulait l’appareil vers le haut, tandis qu’il essayait de descendre sur l’hôpital de St-Jean-de-Maurienne en faisant des sauts de carpe. On m’a soigné pour une entorse du genou alors que j’avais une fracture du plateau tibial. Mais celle-là, on ne l’a découverte que plusieurs semaines après en faisant une IRM. Entre temps les dégâts étaient consommés – ils le sont toujours !


Les Grandes Aiguilles de l’Argentière, versant sud. Photo prise le 12 juin 1998… L’Aiguille St-Phalle est au centre de l’image.

Non content d’être devenu claudiqueux, j’ai cru malin de faire une entrée remarquée en cardiologie. A vrai dire ça faisait un moment que j’éprouvais des difficultés à évoluer à haute altitude. C’est ainsi que juste avant cet accident j’avais fait l’arête de Miage au mont Blanc, ou plutôt vers le mont Blanc, puisque j’avais dû abandonner au Dôme du Goûter, pendant que P’tit Jack et Sylvain filaient en galopant jusqu’à la grosse motte. C’était curieux, puisque dans les années précédentes j’avais collectionné sans problèmes les 4000 suisses. Maintenant, il y avait comme une barre.


Sylvain (glagla !) et P’tit Jack à l’aiguille de Bionnassay, avant les aurores. Derrière, les Aiguilles de Trélatête.

Je me suis carrément cogné dedans en 2001 et notamment dans une traversée de la Meije que j’ai terminée dans un état d’épuisement sans pareil. Je l’avais imputé au fait que cette traversée s’était assez mal passée à partir du Grand Pic. Notre cordée de trois s’était retrouvée coincée dans la descente sur la Brèche Zsigmondy, puis dans la traversée en face nord, par une cordée-ventouse qui faisait à peu près n’importe quoi. J’avais bien essayé de passer devant, mais cette fois c’était mon propre second qui craquait, saisi par une intense pétoche. Heureusement que P’tit Jack, en troisième position, tenait le coup avec sa placidité habituelle ! Mais là, j’ai expérimenté ce qui doit être le cauchemar des guides, un compagnon qui perd ses moyens et les pédales sur une arête où on n’a pas d’autre solution que d’avancer quand même. J’ai assuré le coup jusqu’au moment de se décorder, tout près du refuge de l’Aigle. Là, je me suis senti liquéfié au point que j’ai dû m’arrêter plusieurs fois pour faire la minuscule remontée qui mène au refuge.


Les hallucinations commencent : la Meije est rose… De là à y trouver des éléphants !

J’étais surpris par cette fatigue inouïe. Naturellement il ne m’est pas venu à l’idée que je puisse être en train de préparer un problème cardiaque. Je voulais passer la nuit au refuge, mais le gardien a insisté pour que je descende en bas : il y avait encore des cordées à la traîne sur les arêtes, et il attendait des gens qui venaient depuis le bas pour s’offrir une nuit en altitude (maudits soient-ils!). Je suis donc descendu quand même, non sans éprouver à nouveau de la difficulté à remonter la vire Amieux. Mais qu’est-ce que j’avais pu faire à la Meije ?


Quand le CAF fait de la pub pour ses refuges… Ici il s’agissait du Promontoire.

J’ai remis ça le mois suivant, en pleine tourmente historique. Le 11 septembre 2001, au moment précis où une catastrophe sans nom s’abattait sur New York, je montais avec Fred Chevaillot et un autre photographe au refuge des Ecrins. Le but était d’aller le lendemain à la Barre pour une longue séance photographique. Nous n’avons rien su le jour même de ce que était en train de se passer, et je vous garantis que le fait de l’apprendre avec un jour de retard a été un atterrissage d’une brutalité sidérante. Bref. Le lendemain, dans la pente glaciaire des Ecrins, je m’étais à nouveau retrouvé dans un état complètement anormal. J’avais capitulé à la Brèche Lory. Laissant mes deux compagnons filer vers la Barre, j’étais allé seul jusqu’au Dôme de Neige : ses 35 pauvres mètres de dénivelée ont bien dû me coûter une dizaine de minutes et autant de pauses. Quant au retour jusqu’au Pré de Madame Carle, jamais il ne m’a paru aussi interminable.


Au col de la Roche Faurio

Un peu plus tard je suis allé grimper à la Grande Val, près de Courchevel. C’est une sympathique falaise de cargneules en bordure du beau vallon qui mène aux lacs de Merlet, miraculeusement préservé des cochonneries de Courchevel. Je prenais plaisir à évoluer sur ces dalles raides et richement alvéolées, jusqu’au moment où l’escalade est devenue beaucoup plus athlétique. Alors j’ai senti jaillir derrière mon sternum une douleur inconnue, angoissante, féroce. J’ai quand même fini la longueur. Au relais, ça s’est un peu calmé. Il restait une longueur pour finir la voie : je l’ai faite, pour voir. J’ai vu, ou plutôt j’ai sentu ! Il a bien fallu me décider à consulter la faculté. « On se s’affole pas », m’a dit ma toubib, qui a quand même parlé d’angine de poitrine et m’a dit d’aller voir sans tarder une cardiologue. « On ne s’affole pas, m’a-t-elle dit, mais il faut vite faire une coronarographie, et s’il y a un tuyau bouché, un simple clic et hop ! c’est l’affaire de 24 heures ». Va pour la coronarographie. Et là : « Désolé monsieur, c’est bouché en 3 endroits et on ne peut pas y accéder. Pas de clics possibles : il faut un triple pontage ».


Le clocher des Ecrins, vu depuis le pilier de Bonnepierre. Une montagne qui s’écroule…

C’était donc ça. On m’a expliqué que je devais m’estimer heureux de n’avoir pas fait un infarctus sur les arêtes de la Meije. Ah oui, j’aurais eu bonne mine avec mon zozo paniqué, ou tout seul sur le Dôme des Ecrins ! On m’a dépoitraillé la veille de mon anniversaire. Oh, j’ai été superbement bien soigné. En rééducation aux Petites Roches, j’avais vue sur les brouillards du Grésivaudan et les cimes enneigées de Belledonne. Quand j’allais dehors, je voyais juste au dessus les parois jaunes et grises de la Dent de Crolles et des Rochers du Midi : cet univers avait autrefois été le mien, et maintenant les rôles étaient inversés !


La Pointe d’Amont du Soreiller et la Meije

Glissons. Là-haut, les infirmières me disaient : « Vous verrez, vous pourrez sans problème faire votre jardin… » De fait, la pompe fonctionne de nouveau à merveille. Mais le jardin où j’aurais rêvé de pouvoir retourner a semblé brusquement s’éloigner pour de bon, car il a des exigences que je ne peux plus satisfaire complètement. Je suis pourtant remonté une fois à la Meije : c’était le 10 août 2003, en aller et retour par la voie normale. Je n’avais fait cela qu’une fois ! Depuis, je n’ai pas remis les pieds dans les Etançons : tout y est si grand, si long, si éprouvant… Etait-ce donc là ma dernière Meije ? Le Père Gaspard avait fait la sienne à 78 ans. Je me demande si j’arriverai à faire aussi bien…


La première photo en couleurs de la Meije, faite par Emile Piaget sur autochrome Lumière et publiée par la Revue Alpine (CAF de Lyon) en 1914.

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