Intermezzo 67

   

Non, je ne me prends pas pour Giraudoux, mais j’éprouve la difficulté de faire vivre un blog ! C’est qu’il faut tout le temps être sur la brèche !
A propos de brèche, j’ai commencé à fréquenter celle de la Meije de manière assez intéressée à partir de 1966. Une année décisive pour votre serviteur : je quitte la région parisienne définitivement, je m’installe en Savoie, et du coup je me trouve un « pays » (= l’endroit où on a envie de s’établir et de créer des choses, bref un lieu d’inspiration et d’affectivité). Cet attachement pour la Savoie me vaudra quelques mésaventures cocasses. En 67, je vais ouvrir à la Dibona, avec Bernard Wyns (lui aussi émigré à Annecy au même moment) une voie que nous baptisons « voie des Savoyards » en hommage à notre nouvelle patrie. Quelle bévue ! On se fait mal voir des gens du Vénéon qui y voient une marque d’impérialisme, et de certains Savoyards pour qui nous sommes des « étrangers », donc pas des « vrais » Savoyards. Ah, en voilà encore qui croient mordicus aux lois de l’hérédité ! J’aurai droit à une remarque identique un peu plus tard, après avoir commis mon premier bouquin, précisément consacré à la Savoie (voir : Mes livres). Je recevrai alors une lettre de félicitations d’une organisation régionaliste, avec cette étrange conclusion : »Si vous êtes un pur Savoyard, nous serons heureux de vous recevoir parmi nous ». Je suppose que cela voulait dire : « de pure race » ? De ce jour date la méfiance que j’éprouve pour ce type de mouvement, Savoisien ou autre. Je ne sais pas ce qu’est un individu de « pure race » ou de « pure origine ». Mais je sais ce que c’est qu’un « vrai abruti » ! Tiens, je leur lègue la face sud de la Dibona, rien que pour les emmerder.
Mais voilà que je m’éloigne de mon sujet. L’avantage d’habiter dans les Alpes, c’est qu’on est au pied du mur. Aujourd’hui, un mur c’est un truc de 15 m dans un gymnase, ou une patinoire. Dans les Sixties, c’était la Chartreuse et le Vercors, qui étaient très à la mode. Normal : ça venait de sortir, et du coup on apprenait vraiment à grimper, avec le gaz, la distance, l’exposition, l’obligation de pitonner, les bras tétanisés dans les surplombs, le VI ! Ensuite il n’y avait plus qu’à transposer ça en haute montagne, et on avait envie de tout casser. Et il y en avait qui donnaient l’exemple, notamment des Marseillais tout droit montés des Calanques.
Bernard et Pierro étaient toujours en piste, mais j’allais en plus me trouver de nouveaux partenaires, notamment François Bouvier et Jean-Louis Mercadié. François était un compagnon parfait pour des courses classiques menées sans complexes, du genre pilier S des Ecrins ou couloir NO du Pic sans-Nom depuis le Pré de Madame Carle, ou face S du Pavé depuis Villar d’Arène ! Oui, ça faisait des grosses marches d’approche. Quant aux retours !!! Le voilà sur l’arête des Cinéastes, sans casque évidemment. Quest-ce que vous vouliez qu’on fasse avec un casque ?
Quant à Jean-Louis… Ah, c’est un phénomène celui-là ! Il était encore tout gamin, mais le surdoué était déjà là. J’ai connu quelques très bons grimpeurs, mais pas beaucoup de sa classe, peut-être même aucun. A la fois puissant et félin, d’une audace incroyable, Jean-Louis était un grimpeur exceptionnel – et le reste : il se promène encore dans le 8 alphabétique et a obtenu son diplôme de guide à 50 ans. Qui dit mieux ?
Le voici en compagnie de François. La seule chose qui a changé, c’est qu’il a remplacé ses binocles par des verres de contact. J’imagine qu’à 100 ans il fera encore la Walker dans la journée. On s’est connus un peu bizarrement, à La Bérarde. Il y était avec des copains à lui, moi avec François. On avait décidé d’aller faire à 4 la face NO de l’Olan (la voie Devies-Gervasutti). Mais nos compagnons respectifs avaient eu le « mal des rimayes » et avaient déclaré forfait au pied de la paroi, ce qui n’a rien de déshonorant. Du coup Jean-Louis et moi avions fait cordée commune, et ça allait être une sacrée cordée…!
Il faudra ajouter à la liste le nom de Narcisse Candau, qui était guide. Il venait des Pyrénées, avec un accent à coucher dehors. Il travaillait pour le Foyer St-Benoît mais avait aussi les dents longues et envie d’en découdre. Le plus marrant c’est qu’on s’est connus précisément à l’Olan, qu’il a fait le même jour que nous. Nous avons fait quelques voies ensemble, la plus mémorable étant la face N du Piz Badile que nous avons gravie un jour d’énorme éboulement, qui nous expédiait dessus de véritables trains de marchandises toutes les 5 ou 10 minutes. D’où l’air un peu pincé que j’ai sur cette photo, tandis que Narcisse reprend des forces. Tiens, on avait quand même mis des casques…
C’est donc à cette époque que je me suis mis complètement aux « grandes courses », avec toujours une préférence pour les Ecrins. On faisait des classiques, on répétait des voies récemment ouvertes (face SE des Bans), on faisait des premières : des vraies (face N de la Centrale du Soreiller), des fausses (éperon N de l’Orientale du Soreiller), des intermédiares (face S de la Dibona). Dans cette voie des Savoyards, je m’étais beaucoup botté les fesses pour ouvrir ce passage-clé : l’universel Charlet que j’avais planté en 1967, avec beaucoup de difficulté, y est toujours ! C’est le piton qu’on voit au premier plan…

Mais j’ai commencé quand même à aller voir ailleurs. J’ai découvert le merveilleux massif de l’Argentera (le « Mercantour », comme on dit maintenant, et bêtement), surtout son versant italien. Je ne me lasse pas d’y retourner (les Pyrénées ce sera pour plus tard, mais là aussi, quel coup de coeur !). Avec François on est allés dans les Tatras, où on a appris à grimper sous la pluie. Naturellement on est allés à Chamonix : face E du Grand Capucin, arête S de la Noire de Peuterey, Pilier Bonatti au Dru (avec 2 bivouacs sous la neige…). C’était bon !
Ah, et puis je suis allé au Sahara. Mais pour parler un peu de ça, il faut d’abord que je vous présente mon ami Jacques. Jacques Ramouillet. Un phénomène, celui-là.

Le voici un peu jeune, ce qui permet de voir notre premier point commun : lui aussi est né au bord de la mer, à marée basse. La marée haute, c’est plutôt autour d’une bonne table. Quel appétit ! Tiens, ça me rappelle notre première tentative au Pilier Bonatti. A l’époque ça s’abordait depuis le Rognon des Drus, en remontant d’abord un terrifiant couloir. Pour nous donner du courage, et comme on prévoyait de rudes bivouacs, on avait emmené d’abondantes victuailles, dont un jambonneau et une bouteille de Gamay. Dans la nuit, le ciel se couvre soudainement, l’orage éclate. Libres ! Nous sommes libres ! Nous voilà tout d’un coup délivrés de la hantise du couloir ! Du coup, on se rue sur les victuailles, le jambonneau est exterminé, le Gamay liquidé. Et nous nous rendormons sous la pluie, l’âme en paix. Que croyez-vous qu’il arrivât au petit jour ? Il faisait grand beau, évidemment, mais on n’avait plus rien à bouffer, et on n’a plus eu qu’à reprendre, penauds, le chemin de la Mer de Glace…
J’ai vécu avec Jacques quelques moments assez inoubliables pour mériter qu’on s’y arrête un peu. Mais je sens que je vais remettre ça à une prochaine édition…

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