Bivouacs siliceux

      

 

En 1967, Jacques Ramouillet travaillait comme coopérant en Algérie, dans la merveilleuse oasis saharienne d’El Goléa. Nous n’avions pas encore eu l’occasion de grimper ensemble, puisque nos velléités chamoniardes s’étaient limitées à l’orgie nocturne du Rognon des Drus, mais nous ne perdions rien pour attendre. Jacques est de l’espèce inviteuse. Il me proposa de venir au Sahara à la Noël afin d’aller gravir la Garet-el-Djenoun, qu’il était déjà allé voir.
La Garet ! La « Montagne des Génies » ! Je ne savais pas grand-chose à son sujet, sinon que c’est une des montagnes les plus fascinantes qui soient, et qu’elle avait été conquise en 1935 par Frison-Roche et le capitaine Coche. J’acceptai, et je pris l’avion pour la première fois à Marignane à la fin de décembre. Cinq ans après l’indépendance de l’Algérie, je croyais encore en la jeune nation démocratique, pluraliste et laïque pour laquelle j’avais milité durant les affreuses années 1956-1962. Mes illusions connurent un accroc sérieux (qui ne devait pas être le dernier !) lors de mon arrivée à Alger. Mon bagage à main contenait le journal « Le Monde ». Quand le flic de service le découvrit, il le prit entre deux doigts en donnant l’impression de se boucher le nez, et le jeta à la poubelle sans un mot : j’étais aussitôt rancardé sur le chapitre du pluralisme et de la liberté de la presse dans l’Algérie du FLN.
Depuis, j’ai eu le temps de me faire au naufrage de la plupart de mes illusions. Mai 68 m’a appris, par exemple, que l’on peut se proclamer révolutionnaire à condition que cela sous-entende que les choses tournent au bénéfice exclusif du Parti. Hors cela, point de pitié ! Et ainsi de suite. Par conservatisme sans doute (ou par indécrottable naïveté ?), j’ai longtemps conservé une photo de Che Guevara. Elle aussi a fini par prendre le chemin de la déchetterie quand j’ai découvert que le Che, notre Che bien-aimé, l’icône des icônes, ne s’était pas contenté de flanquer par terre l’économie cubaine quand il était ministre à La Havane. Il faisait mieux : il se levait chaque matin pour aller assister aux exécutions des condamnés politiques, et au besoin commandait en personne les pelotons. Même Robespierre n’allait pas se goberger au douteux spectacle de la guillotine. Guevara, lui, n’était qu’un détraqué sanguinaire. C’est dommage pour la mythologie et pour l’image qu’a donné de lui le fort joli film consacré à ses voyages de jeunesse (Carnet de voyage). Il ne faut jamais faire confiance au cinéma…

 
J’avais été cueilli à l’aéroport par un copain de Jacques, lui aussi coopérant, Michel PompeÏ. Et nous primes aussi sec le chemin du Sud. L’Atlas saharien fut franchi de nuit, après qu’on ait failli déraper sur le verglas au col des Caravanes. Puis il y eut Ghardaïa, étonnante féérie nocturne, et enfin la palmeraie d’El Goléa – l’un des plus belles du Sahara. On se s’arrêtait pas : l’objectif était loin, on avait peu de temps, il fallait foncer. Jacques avait loué une fourgonnette Peugeot 403, dont les ressorts étaient rafistolés avec de la ficelle. Il avait aussi embauché son chauffeur, un jeune Noir jovial du nom de Lahcène. Il y avait aussi d’autres copains, ce qui faisait un convoi de 4 ou 5 voitures. Moi, j’étais dans une 2 chevaux.

Ben oui, on partait pour le Hoggar, à une époque où il n’y avait que de vieilles pistes, héritages des Français, au sud de Hassi Messaoud. Et nous n’avions pas de 4 x 4, encore moins de GPS. Nos seuls moyens d’orientation étaient une bonne vieille carte Michelin à une échelle impossible, les balises visibles de loin en loin, et le pifomètre. Cela suffit bien, et je veux transmettre ce message encourageant à ceux qui s’imaginent qu’il faut se barder d’invraisemblalbles arsenaux techniques pour oser faire 3 mètres dans le désert. L’approximation et la chance, ça marche pas mal non plus…

 
On a pourtant failli ne pas arriver à la Garet. Le goudron s’arrêtait à Fort Flatters, un peu au-delà de Hassi Messaoud. De là à la Garet il restait à peu près 1100 km de pistes, avec à mi-distance un endroit nommé Amguid, un simple point d’eau situé en bordure du Tassili N’Ajjer. Avant 1962 la Légion y avait occupé un poste militaire, mais il était alors abandonné (l’armée algérienne l’a réoccupé plus tard). Peu avant Amguid, on roulait avec bonheur sur un reg très lisse où on pouvait foncer au large de dunes immenses.
 

Soudain, une gazelle détala devant la 403, et c’est alors qu’on vit le paisible Lahcène devenir comme fou. Il quitta la piste pour se lancer à la poursuite de la bestiole. Ce fut un steeple-chase insensé, dans lequel la camionnette faisait des bonds aussi hauts que la gazelle. La pauvre bête finit par capituler, Lahcène l’acheva à coups de manivelle et nous la promit pour le dîner. Beurk ! Il n’y avait que lui qui rigolait, et d’ailleurs il cessa tout à fait de rire quand Jacques lui montra la flaque d’huile qui s’étalait sous le moteur de la 403 : le carter était crevé ! A l’évidence, Lahcène risquait de rentrer à El Goléa à pieds. De toute façon, le plus proche garage était à 600 km, au bas mot. Heureusement on avait plusieurs bidons d’huile, ce qui permit de rallier Amguid et son camp militaire vide.
Au milieu du camp, il y avait un atelier de mécanique avec un pont et une fosse. Devant, il y avait la Pigeot niquée, mais il y avait aussi Michel Pompéï. Il y a des gens qui n’ont aucun sens pratique : Michel, lui, est une sorte de paradigme du génie de l’improvisation technique. En quelques instants, son cerveau lui dicta cette équation : camp militaire = armes à feu = munitions = cuivre et plomb = de quoi faire un plombage à une dent creuse, et pourquoi pas à un carter crevé ? Pas besoin de plombier polonais ! Les troupes furent priées de se déployer en tirailleur et de ratisser le sol du camp. Quelques minutes plus tard, Michel démontait avec une pince universelle des balles de pistolet-mitrailleur, le plomb récupéré fut mis à fondre sur un butagaz, tandis que la 403 était amenée sur la fosse. Michel avait façonné une sorte de clou qu’il introduisit dans le trou du carter, après en avoir ôté le couvercle. Et le clou fut martelé à tour de bras avec nos marteaux d’escalade. Vous me croirez si vous voulez, mais nous sommes arrivés à la Garet avec la 403, et elle a même pu retourner à Et-Goléa…!

L’approche de la Garet tient de la magie : on comprend que les Touaregs en aient fait une montagne habitée par les esprits. Quand elle se dévoile à l’horizon de la Tefedest, il faut encore des heures et des heures pour rejoindre la base de son versant nord, au débouché de l’oued Ariaret. Là se trouve un merveilleux endroit de bivouac, et les gueltas, cet hiver-là, étaient pleines d’eau à ras bord. Paradisiaque !

Nous avions décidé de grimper dans la face est, le long d’un vague éperon proche de l’aiguille détachée (visible à droite sur la photo) qu’on appelle la « Takouba », c’est-à-dire l’épée des Touaregs. Naturellement Jacques avait décidé d’organiser une collective, associant grimpeurs expérimentés et débutants. Voici la Takouba, vue depuis notre voie.

Le résultat fut un horaire si déconcertant que la caravane n’atteignit le plateau sommital qu’à la nuit tombée. Ce n’était pas très grave car nous n’avions pas soif : dans la voie, déjà, coulaient de délicieux filets d’eau fraîche qui nous désaltéraient sans retenue. Et au sommet, il y avait un névé. Oui, un névé ! Un vrai, avec de la neige ! Donc, nous allions passer la nuit sans souffrir de la soif, à défaut de ne pas souffrir du froid. Car nous n’avions évidemment aucun matériel de bivouac, et il gelait à pierre fendre… Au sommet il y avait encore une plaque à la gloire des conquérants français du Sahara, posée par le CAF de Paris en 1956. Depuis elle a été dérobée et se trouve aujourd’hui au domicile personnel d’un grimpeur belge bien connu. Quelque chose me dit qu’elle devrait retourner aux seuls qualifiés pour décider de sa destination : les Touaregs de la Tefedest. C’est un appel du pied à J. C. Allez, tu la restitues, cette plaque ?

Nous avons survécu au bivouac, et nous sommes redescendus par la voie de Frison-Roche avant de reprendre le chemin du nord. Un jour après nous étions de retour à Amguid, et l’idée nous est venue d’escalader la haute falaise proche du camp militaire. Cette région n’avait encore été explorée que très superficiellement. Or, il y avait là une muraille de grès verticale qui faisait penser aux parois du Vercors.

Nous avons décidé d’y aller le lendemain, 31 décembre 1967, en supposant que l’affaire ne demanderait que quelques heures : on estimait que la paroi mesurait dans les 150 mètres, et le Vercors, ça me connaissait. Mais le matin il y eut de l’eau dans le gaz : un violent vent de sable s’était levé, et on avait plus envie de rester terrés sous les tentes que d’aller s’exposer au blizzard. Seul Michel faisait remarquer que, au-dessus du vent, il devait faire beau ! Sans succès. Sur le coup de 11 heures, agacé par l’inertie ambiante, Michel sortit sans un mot, commença à bourrer son sac de matériel d’escalade puis prit le chemin de la paroi. C’est alors que je me suis décidé, et je l’ai rejoint alors qu’il s’équipait au pied du rocher. Nous avons fait quelques belles longueurs, pas si faciles ma foi, et puis il y avait un phénomène bizarre : plus nous montions, plus la taille de la paroi augmentait ! Ce qui diminuait, en revanche, c’était la lumière du jour…Et bien sûr, pas d’eau, rien à manger, rien pour bivouaquer, puisque ça ne devait durer que quelques petites heures…

Le gag a pris une dimension épique quand nous avons constaté que Jacques avait fini par attaquer derrière nous avec deux compagnons, dont un camarade algérien, Abdelkader, qui n’avait jamais grimpé de sa vie. On était quand même dans du bon V/VI athlétique… Le résultat était pathétique, mais Jacques s’obstinait quand même à hisser sa cordée vers le haut. Il réussit à nous rattraper alors que nous étions en train de négocier à grands coups d’artificielle des murs verticaux coupés de vires minuscules. La nuit venait, mais nous caressions encore l’espoir de rejoindre assez vite les étages supérieurs, supposés « à vaches ». Tu parles ! La nuit noire s’abattit alors que Michel pitonnait à grand-peine un bombé vicieux, et comme il était myope et qu’il était parti avec ses lunettes de soleil à verres correcteurs, la sensation d’obscurité qui perturbait ses mouvements trouva soudainement une dimension apocalyptique. Il se tapait sur les doigts, appelait sa mère, gémissait, rien n’y faisait… Il était bon pour un pitoyable bivouac sur étriers. Moi, j’étais sur une virette qui me permettait de poser une fesse. Jacques m’avait rejoint, laissant ses deux compagnons 30 mètres plus bas. J’avais 3 figues sèches, un peu de tabac et 2 ou 3 allumettes. C’était assez peu pour passer le réveillon, mais enfin, on allait partager…

Dans le théâtre classique, quand l’auteur s’est débrouillé pour créer entre ses personnages une situation inextricable, il utilise un truc qui consiste à faire intervenir un « deus ex machina » : une intervention extérieure, divine s’il le faut, histoire de défaire le noeud. C’est ce qui s’est passé ce soir-là à Amguid. Alors que nous soupirions sur le sort du malheureux Michel, transformé en lustre dans son surplomb, un rond de lumière s’est subitement posé sur la paroi à plusieurs mètres de là, puis a commencé à balayer le rocher. Nos hurlements lui ont bientôt permis de se porter sur Michel qui a pu terminer sa longueur en poussant des jappements de bonheur – il a ainsi atteint une très jolie banquette sur laquelle il a enfin pu s’étendre.

Voilà ce que c’est de voyager en 2 chevaux. Ceux qui étaient restés au camp, inquiets de ne pas nous voir revenir, avaient eu l’idée de démonter un phare de 2 chevaux et sa batterie, puis étaient montés vers la face et avaient ainsi improvisé un projecteur. Ca avait marché. Certes, cela ne nous a pas épargné le bivouac. Et c’est ainsi qu’une voie commencée le 31 décembre 1967 s’est terminée le 1er janvier 1968. Nous l’avons appelée sobrement « la voie du Réveillon », c’était la première voie difficile ouverte à Amguid, qui depuis est devenu un lieu fréquenté par les grimpeurs. C’était surtout une belle façon de commencer la très prometteuse année 1968.

Quant à vous, si vous voulez y aller, je vous donne ce conseil : prenez une 2 chevaux, ou une 403 – il n’y a rien de meilleur !

4 Responses to “Bivouacs siliceux

  • Ca c’est du reveillon !

  • Brot Rémy
    18 années ago

    Il me semble que vous parlez de l’Algérie et de la montagne « Garet-el-djenoun » mais cette montagne se trouve si je ne me trompe pas, dans l’Aïr et donc au Niger et il faut passer la frontière pour aller gravir cette montagne.
    Je me permets cette remarque car je connais le massif de l’Aïr dont je garde un excellent souvenir. Surtout la première fois que j’y suis allé en 1968 et ou il y avait encore beaucoup d’animaux, gazelles autruches etc…..

  • D’abord la Garet se trouve bien en Algérie, et non dans l’Aïr. Du moins la Garet el Djenoun, montagne sacrée des Touaregs Hoggars. J’ai souvent campé au pied de cette montagne magnifique, et j’y étais encore le 21 avril 2006.
    Je crois être le premier à l’avoir escaladé en plein été, le 31 août 1969. Nous étions 6, tous néophytes. Il nous a fallu 48 heures pour faire l’aller retour. Pas de névé au sommet, mais une chaleur épouvantable.Plus de 30 ans plus tard: un souvenir merveilleux!

  • alexandre
    12 années ago

    Petit rectificatif, jusqu »en 1962 ce n’était pas la légion qui était installée dans le camp d’Amguid mais la 4ième compagnie saharienne du génie constituée d’appelés dont j’étais qui avaint en charge l’entretien de la piste de fort flatters à Djanet