Refuge de l’Aigle

      

La Meije est ma montagne préférée, et j’aurai beaucoup de choses à dire à son sujet. Aujourd’hui, je voudrais parler du refuge de l’Aigle, perché à 3450 m au-dessus de la vallée de la Romanche, dans un des sites les plus extraordinaires de l’Oisans, tout près du versant nord de la Meije..

Construit en 1913, après bien des péripéties, ce refuge est aujourd’hui menacé de disparition. Son propriétaire et gérant, le CAF de Briançon, veut s’en débarrasser pour le remplacer par un édifice plus moderne et plus vaste. Si l’on ne considère que de purs arguments de gestion, cela se défend : ce refuge est vieux, très petit, inconfortable, et il faut avoir la vocation pour en assurer le gardiennage. Tout cela est vrai. Reste à savoir si ces arguments-là sont suffisants.

Je suis de ceux qui pensent le contraire. Le problème de ce refuge est qu’il est aujourd’hui utilisé de façon absurde. Il avait été édifié avant la guerre de 14 dans un but bien précis : récupérer les cordées terminant la traversée de la Meije (ci-dessous, photo prise en 1920 par Pierre Dalloz).

C’était véritablement un refuge de secours, un peu comme le refuge Vallot près du Col du Goûter. Il a parfaitement tenu ce rôle pendant de longues années, non sans être le témoin de quelques drames terribles comme ceux de 1922, 1952 ou 1956 (voir pour cela le livre d’Henri Isselin sur la Meije). J’ai moi-même connu l’époque où l’on déposait les morts dans une espèce de caisson à l’extrêmité de l’unique bât-flanc…

Par la suite, et notamment dans les années 50-60, l’Aigle a aussi été utilisé comme base de départ pour les grandes voies de la face N de la Meije, ou pour enchaîner la Meije sur la traversée vers le Pavé et le Gaspard, ou encore pour des hivernales. On restait là dans le registre du « grand alpinisme ». Sur cette photo, on voit Tobey et Robino après la première ascension de la face N directe de la Meije, en 1947.

Certains soirs le refuge était surchargé, mais cela restait encore rare. C’est dans les années 70 que l’Aigle a commencé à être gardé par des gardiens véritablement héroïques, et souvent d’ailleurs par des gardiennes. Gloire à elles !

 

Puis les choses ont commencé à dériver, car le refuge s’est vu attribuer un rôle pour lequel il était complètement inadapté : celui de base de départ pour des courses faciles à forte fréquentation comme la Meije orientale, le Doigt de Dieu ou la Tête des Corridors. S’est développée aussi une fréquentation purement « touristique », avec des visiteurs montant (souvent en petits groupes) pour simplement passer une nuit en altitude, sans faire de sommet. Ce type de fréquentation n’a rien de répréhensible en soi, mais, combiné aux usages précédents, il a fini par engendrer les phénomènes d’asphyxie auxquels on assiste maintenant, qu’aggrave la vétusté de l’Aigle.

Il est clair que ces problèmes appellent une solution. Mais est-il nécessaire de supprimer le vieux refuge pour en bâtir un autre au même endroit ? Je suis de ceux qui pensent qu’il est indispensable de conserver l’Aigle actuel (je m’en expliquerai un peu plus loin) et de faire un autre refuge, plus grand, mais dans un autre endroit. Si l’on veut préserver l’Aigle, il faut dédoubler les fonctions. Or, la majeure partie des usagers sont, en été, des gens qui viennent d’en bas (du Pont des Brebis, à Villar d’Arène, alt. 1667 m) pour faire des courses faciles et courtes. Ils se tapent 1800 m de dénivelée pour monter au refuge, alors que le lendemain il reste 525 m pour le Doigt de Dieu, 440 pour la Meije orientale, 285 pour la Tête des Corridors.
D’où l’idée d’un deuxième refuge, plus vaste, gardé, situé quelques centaines de mètres plus bas sur l’arête rocheuse reliant le Bec de l’Homme (sur lequel est bâti l’Aigle) au Pic de l’Homme, quelque part entre le Col du Bec (3065 m) et la « vire Amieux » par laquelle on s’échappe du glacier du Tabuchet.

Cette formule est la seule qui permettrait de répondre aux demandes – contradictoires – qui se manifestent en ce haut-lieu, tout en préservant l’ancienne bâtisse. Naturellement il y a une objection financière : cela coûterait très cher. Si on considère que l’Aigle n’est qu’un vulgaire tas de planches, cela ne vaut évidemment pas le coup, ni le coût. Mais justement, l’Aigle est bien autre chose qu’un vulgaire tas de planches. Ce vieux refuge a une valeur patrimoniale unique. D’abord parce que c’est le dernier refuge de ce type de toutes les Alpes françaises: c’est donc un témoin. Ensuite parce qu’il est porteur d’une histoire d’une exceptionnelle richesse, véritable résumé de toute l’histoire de l’alpinisme français – et on ne doit pas oublier que la Meije est la montagne-symbole de cet alpinisme (et du CAF, d’ailleurs !). En-dehors de l’Observatoire Vallot, il n’existe aucun autre lieu aussi chargé de mémoire dans les Alpes. Et il faut savoir qu’il a été la source d’inspiration de quantité d’écrivains, poètes, peintres, musiciens, etc… Un roman comme « Accident à la Meije », d’Etienne Bruhl, n’existerait pas sans l’Aigle… Ici, reproduction d’une aquarelle d’Alexis Nouailhat.

Lieu de mémoire et de culture, l’Aigle a donc valeur de monument historique et c’est pourquoi on n’a pas le droit d’y toucher, fût-ce pour des questions d’argent (du reste, on fait confiance au CAF pour savoir quêter les subventions !).

Or, la situation est en ce moment en train de devenir malsaine. On voit que le CAF de Briançon et les décideurs proches (maires, certains guides) font pression pour que la construction d’un nouveau refuge sur le site de l’ancien soit accélérée. L’Aigle serait donc condamné. Pire : dans le dernier bulletin du CAF de Briançon, on trouve sur son programme de courses pour l’été 2005 l’indication suivante :

Vous avez bien lu : prévoir « briquet et essence »… Inconscience ? Provocation ? Intention criminelle affirmée ? Ou simple imbecillité ? Il est bon de savoir que le responsable local des programmes a déjà publiquement manifesté son voeu de voir brûler le refuge… Face à cela, il s’est créé une « Association des Amis du refuge de l’Aigle » qui fait ce qu’elle peut pour essayer de contrer le processus engagé. Voici ses adresses : 16 hameau du Villaret, 05100 Puy-St-André. Courriel : amislaigle@wanadoo.fr. C’est un peu la bagarre du pot de terre contre le pot de fer. Je vous invite néanmoins à vous tourner vers elle, et aussi à essayer de faire pression sur le CAF national (la FFCAM) pour revenir en arrière et dégager dans le calme et la concertation des solutions acceptables.

Voilà. La montagne n’est pas toujours un lieu de sublimation et de pures émotions. Les histoires de refuges incendiés ou vandalisés ne sont pas exceptionnelles (voir le Saussois, En-Vau, Péclet-Polset…), mais ce n’est pas une raison pour en ajouter d’autres. En même temps on ne peut qu’être consterné de voir le CAF renier ainsi ses origines, son histoire, son éthique. Mais ce n’est guère étonnant à partir du moment où on s’inscrit en acteur de la marchandisation de la montagne, et où l’alpinisme est sacrifié à de simples activités de consommation…
Pour ma part, j’aimerais que cette affaire puisse susciter assez de réactions pour que soit préservée une toute petite part de ce qui a fait de l’alpinisme un Art et une Culture.

Franchissement de la rimaye du Doigt de Dieu, à la fin de la Traversée de la Meije

Crépuscule à la rimaye du Doigt de Dieu

Le matin, à l’Aigle

6 Responses to “Refuge de l’Aigle

  • Marie Sangnier
    16 années ago

    Gardienne passionée de l’Aigle de 1992 à 1998, je suis effondrée à l’idée de voir disparaître mon petit refuge tant aimé. Aussi, j’essaye de faire de mon mieux pour le protéger au sein de l’association des Amis du refuge de l’Aigle. J’apprécie beaucoup votre texte et je me mets à votre disposition pour discuter de manière très approfondie de la vie dans cette cabane extraordinaire.

  • Un très beau texte qui exprime toute les richesse de nos montagnes
    Où que l’on aille on dérange un petit peu—dérangeons le moins possible.
    En tant que randonneur je ne suis jamais passé à l’Aigle, je ne connais pas très bien cette région un peu éloignée de Belfort, ne laissons pas le CAF faire un deuxième Péclet Polset;

  • J’ai de magnifiques souvenirs à l’Aigle. Le refuge peut disparaitre…je les garde. Mes petits enfants auront aussi de très beaux souvenirs dans le nouveau refuge de l’Aigle, que je souhaite moderne et reflet de son temps. Comme vous le dites tres bien, le refuge « avait » un « but précis ». Ce but a aujourd’hui d’autres objets, sachons suivre le mouvement et donnons à ce refuge le renouveau dont il a besoin. Beaucoup de professionnels de la montagne s’expriment sur le livre d’or du refuge en faveur de ce projet de renovation. Sachons faire confiance aux hommes de la montagne.
    Je suis moi aussi un bon ami du refuge de l’aigle, et pour qu’il survive…rénovons le.
    G. Guiraud – CAF Lyon

  • En vacance au village des HIERES tous les été et cela dur depuis sept ans ,nous sommes mes enfants et moi devenus amoureux de ce merveilleux site que je recommande a tous les familles adeptes de montagne.Cette année 2010 j’ai réalisé mon rêve,une nuit au refuge de l’aigle souvenirs gravé dans ma mémoire ,je reviendrai .

  • Ayant accompagné comme « randonneur alpin » un belge qui fit la Meije orientale le lendemain, j’ai apprécié la montée au refuge (malgré l’absence de câble à la vire amieux), comme l’ambiance inquiétante du refuge grinçant sous ses 4 câbles de retenue lors du gros orage le soir…comme la trouille de Marie SANGNIER allée chercher la viande au « congélateur » sous l’antenne vecteur de foudre ! Ce refuge chargé de souvenirs doit rester un témoin de l’alpinisme d’antan et de ses contraintes matérielles.

  • La plupart des hommes sont entraînés et absorbés par les événements.