Rumeurs, rumeurs…
J’espère ne pas lasser mes lecteurs avec mes réflexions sur la préhistoire de la Meije. En tout cas, j’ai envie d’y revenir encore, car il me semble de cela permet de découvrir des choses intéressantes sur l’importance des représentations (notamment les représentations imaginaires), dans le ratage ou la réussite d’une entreprise comme la conquête d’une montagne rebelle. Comme nous vivons une époque moderne où l’on peut visiter à fond les montagnes martiennes sans même avoir besoin d’y aller, nous avons tendance à perdre de vue le fait que les Alpes d’il y a 150 ans étaient à peine mieux connues que le sont aujourd’hui les montagnes de la Terre Marie Byrd (hé ! hé !). D’une certaine façon c’étaient encore des terres enchantées, même si ceux qui y allaient étaient généralement pénétrés d’une mentalité moderne (pour l’époque).
Une Meije fantasmatique, presque inquiétante sous le clair de lune, dessinée par Emile Guigues (1892). Thème : « le père Clément fait tourner sa baguette de sourcier pour retrouver le cadavre du jeune Béraud » (mort sous une avalanche).
La documentation se réduisait à presque rien : des cartes approximatives, et les récits ou les descriptions des rares prédécesseurs. Mais on a vu, par exemple, comment la description de Tuckett avait induit Coolidge en erreur en 1870. Du coup, il n’est pas étonnant que la moindre indication puisse apparaître comme une information capitale, même si elle est fausse. Or, c’est justement ce qui s’est passé pour la Meije, et ceci dès les origines. Sur le tableau des tentatives dressé en 1877 par Gale Gotch, on voit d’abord apparaître la mention d’une tentative dans le versant sud attribuée à Michel Croz en 1860, accompagnée d’un commentaire dubitatif. Mais si on avait fini par soupçonner à ce moment-là que cette information était probablement erronée, on y avait cru dur comme fer dans les années précédentes.
Michel Croz et Edward Whymper, portrait et autoportrait
Michel Croz était bien venu une fois dans les parages, mais c’était en 1864 et non en 1860 (dans le texte anglais, on lit « 1860-4 » – faut-il lire 1864 au lieu d’avril 1860 ?). Il accompagnait alors Moore, Walker et Whymper, ainsi que Christian Almer, dans la première traversée de la Brèche de la Meije entre La Grave et La Bérarde (23 juin 1864). Les trois Anglais et leurs guides arrivaient de Savoie avec pour objectif la Barre des Ecrins, alors vierge, qu’ils devaient enlever deux jours plus tard – la Meije n’était pas du tout à l’ordre du jour. Ils avaient gravi le versant de La Grave en un véritable rush de moins de 6 heures, tout en débrouillant l’écheveau des Enfetchores, puis étaient descendus sur La Bérarde en s’accordant une pause de 4 heures dans le vallon des Etançons, vers 2450 m d’altitude. Whymper l’avait mise à profit pour tirer le portrait du versant sud de la Meije, tout en le considérant comme invulnérable : « nous passâmes près de quatre heures à admirer la muraille splendide qui protège de ce côté le sommet de la Meije contre toute tentative d’escalade » écrit-il dans ses Escalades dans les Alpes, tout en ajoutant que c’était la muraille « la plus imposante de ce genre que j’aie vue dans tous mes voyages ». Si Croz avait eu l’occasion de faire une reconnaissance antérieure, on voit mal pourquoi Whymper n’en aurait pas fait état. Quant à la pause du 23 juin 1864, elle n’est pas suffisante pour rendre possible une tentative significative, à moins de supposer que Croz se serait détaché du groupe une fois la Brèche atteinte, pour mener cette reconnaissance au pas de charge pendant que le reste de la troupe descendait dans les Etançons. Cela lui aurait laissé le temps d’explorer l’éperon du Promontoire…
La Meije dessinée par Whymper (1864)
L’hypothèse n’est pas complètement farfelue, puisqu’elle comporte au moins un précédent. En 1861, Croz accompagnait Mathews dans l’exploration de la Haute Tarentaise, avec notamment pour objectif la conquête du Mont Pourri. Les informations étaient tellement vagues que Mathews avait cru pouvoir y monter en partant directement de Tignes, en vertu de quoi c’est le Dôme de la Sache qui fut conquis (15 août 1861). Une fois là-haut, il fallut se rendre à l’évidence que le Mont Pourri se dressait bien plus au nord, et provisoirement hors de portée. Du coup, Mathews remit sa conquête à l’année suivante, tout en chargeant Croz d’en repérer les accès. Ce dernier fit si bien les choses qu’il fit seul la première ascension du Pourri le 4 octobre 1861, en passant par le glacier du Grand Col et l’actuel col des Roches. On peut donc très bien imaginer un scénario un peu du même type pour la Meije, à cela près qu’il manque la réalité de la moindre trace.
Le Mont Pourri (dessin de 1876)
Il n’empêche que pour tous ceux qui espéraient conquérir la Meije dans les années 1873-1877, il était clair que Croz était allé dans le versant sud, qu’il avait essayé de passer, qu’il avait échoué, et qu’il était donc inutile d’aller voir de ce côté en vertu du principe « là où Croz n’a pu passer, personne ne passera jamais ». C’est l’autre versant de la rumeur : Croz avait déjà une grosse réputation de son vivant, et celle-ci n’a fait que grandir après sa mort au Cervin en 1865. Il n’en a pas fallu beaucoup plus pour que le versant sud soit disqualifié. Certes, il y a bien Pendlebury qui vient y jeter un coup d’oeil à deux reprises, en 1874 et 1875, mais on a bien l’impression qu’il s’agit surtout de confirmer un préjugé, d’autant mieux que l’examen est conclu par un verdict négatif du guide Spechtenhauser. Et comme l’Autrichien est considéré – à juste titre – comme hautement compétent, son jugement est sans appel. Toujours l’ombre de Michel Croz !
La Bérarde en 1860 : un hameau misérable, sans réel moyen d’hébergement. Le trou du c.. du monde !
Résultat : tout le monde du côté nord ! Avec le choix entre les arêtes à partir du Pic Central, la recherche d’un itinéraire glaciaire plus ou moins direct ou l’arête de la Brèche. Je n’entrerai pas dans les détails puisque mon propos actuel est ailleurs, sauf à relever que la décision aurait fort bien pu revenir à l’Anglais John Oakley Maund en août 1874. D’une part, lui et son guide Johann Jaun ont prouvé ailleurs qu’ils n’étaient pas tombés de la dernière pluie. Et d’autre part, ils ont mené sur les arêtes une exploration dont ils ont ramené la conviction que ce chemin d’accès était tout à fait possible, à l’inverse de leurs devanciers… et de certains des suivants. Maund est donc l’exception qui confirme la règle, et s’il ne réussit pas, c’est surtout parce que la malchance s’en mêle : le gros mauvais temps le chasse de la montagne alors que le succès est à portée de la main, et il n’aura pas l’occasion de remettre ça. Du reste, son séjour en Oisans semble avoir été marqué par une certaine constance dans le manque de bol, ce qu’il a ensuite exposé dans une conférence prononcée à l’Alpine Club et dont le texte a été reproduit dans l’Alpine Journal de 1876. [Maund_AJ_1876.pdf].
Les arêtes de la Meije représentées par J. Oakley Maund (Alpine Journal, 1876). Une crête patagonienne !
Cela correspond à l’entrée en piste des Français, avec par ordre d’entrée en scène Henry Duhamel (qui emmène avec lui Emmanuel Boileau de Castelnau), Henri Cordier et Paul Guillemin. Un Grenoblois flanqué d’un Languedocien, un Parisien, un Briançonnais. La date est révélatrice : fondation du Club Alpin Français en 1874, suivie de la Société des Touristes du Dauphiné (fortement rivale du CAF) en 1875, premières tentatives françaises à la Meije la même année, avec pour certains l’intention proclamée de ne pas la laisser aux Anglais (c’est notamment la position de Guillemin). Des trois, le plus expérimenté est Henri Cordier, malgré son très jeune âge (20 ans), et de plus il marche avec des guides fort compétents (Anderegg et Maurer). Cordier était lié aux Anglais Middlemore et Maund, avec qui il a fait en 1876 le fameux « couloir Cordier » à l’Aiguille Verte. Il était donc forcément au courant de la tentative et du jugement de Maund, ce qui lui donnait baucoup d’atouts, sans le conduire au succès: ses tentatives ont lieu chaque fois trop tôt, en juin, et chaque fois il est repoussé par les très mauvaises conditions de la montagne, avant d’aller trouver une fin stupide sur un débonnaire névé du Plaret le 7 juin 1877. Il s’y baladait les mains dans les poches après avoir fait la première ascension de ce sommet, et il n’a pas vu qu’il s’avançait sur un pont de neige très fragile (il était myope comme une taupe): il s’est tout simplement noyé dans le torrent qui coulait dessous… C’est Duhamel qui s’est chargé de rapatrier le cadavre à La Bérarde, où il l’a photographié.
Affaire toujours à suivre…
grace a tous michel est encore plus pres de moi s est un bonheur de pourvoir lire ses recitsje vous salut croz
Peut on trouver des textes édités de Chapoutot? Ça m’intèresses, sinon j’aurai » tenter de communiquer »… trop tard .( ex lycèenne albertvilloisr, 70 ans au compteur ).