Prothèses en tous genres

J’ai tellement aimé ma première opération de la hanche (juin 1991) que j’ai remis ça 19 mois plus tard de l’autre côté (janvier 1993). J’étais désormais devenu un bioman, Chaps le titanique, j’allais apprendre à faire tilter les portiques de détection dans les aéroports (avertissement aux futurs collègues : si vous allez dans des pays « sensibles », emmenez avec vous une radio !).

Voilà à quoi ça ressemble… La première, c’est celle qu’on voit à droite, avec ses vis Parker et le cerclage du trochanter. Quant aux têtes de fémur, je me demande si elles n’ont pas régalé les toutous du quartier…!

Restait l’angoissante question : qu’est-ce qu’on peut bien faire en montagne avec ces machins ? A priori, pas grand-chose. Le jour où j’ai dit à mon chirurgien que j’espérais bien regrimper, il m’a regardé d’un air incrédule, puis a fini par lâcher: « ce n’est pas fait pour ça ! ». De leur côté, les infirmières croyaient m’encourager en me disant: « vous pourrez toujours faire votre jardin ! ». C’est cela, oui : faire son jardin, quel beau projet pour un alpiniste pas décidé à prendre sa retraite ! Quant à mon médecin (qui me tutoie), elle me disait carrément: « quand est-ce que tu te mets au point de croix ? »


La solution du retour aux sources: la randonnée toute simple… Du passage d’Armène (Bauges), on voit la Roche Torse, Albertville, le Beaufortain et le Mont-Blanc…

Rien de tout ça n’était bien encourageant. J’ai commencé par faire de timides essais au bout de deux mois et demi, et j’ai vu que ça pouvait quand même fonctionner. Dès l’été 1992 j’ai pu refaire des voies relativement dures, comme les Chercheurs d’or au Perthuis, le Feu sacré au Grand Galibier, la Voix d’Elena à la Croix des Têtes, la voie de la Grotte aux Rochers du Midi ou la Danse des Magiciens à la Tournette. En haute montagne, j’ai fait la traversée du Zinalrothorn (non sans avoir beaucoup souffert sur le sentier du Mountet !) ou une virée dans la face des Etançons de la Meije. C’était pas si mal.


Ascensions titaniques en Valais: à gauche, arête sud du Zinalrothorn; à droite, au sommet du Weisshorn.

Titanique, et même titanesque : ascension du mont Rose (Punta Gnifetti) par la Cresta Signal (1994)

Bien entendu il a fallu en rabattre : l’aisance n’est plus la même, les genoux montent moins haut, on fuit toute forme d’escalade en coincements, et, à moins de vouloir provoquer une luxation, on dit adieu aux oppositions avec de larges écarts. Le French Cancan alpin, c’est fini ! Et puis, il y a toujours la crainte de la chute, surtout s’il y a un risque de retour au sol. Alors on baisse d’un cran, ou de deux, ou de trois (on se fait à tout, vous savez !), on pratique sans le moindre complexe l’art du refus d’obstacle, on savoure le fait de grimper en second. Quand je pense qu’il y a 20 ans je me battais pour tout faire en tête !


L’un des charmes de l’escalade en second, avec une cordée derrière soi: grimper en bonne compagnie en partageant de bons moments (Sylvain Cambon dans une voie de la Romanche)

C’est à skis que j’ai eu le plus de difficultés. Sur neige tôlée, quand ça secoue, c’est l’enfer – c’est qu’on n’a plus d’amortisseurs !. Dans les mauvaises neiges, plus question de passer en force, et comment faire dans la croûte ou le béton ? Et puis, il y a les mouvements formellement interdits, comme les ouvertures en chasse-neige – sinon, plop ! Du coup, les descentes dans les pistes forestières étroites sont devenues ma hantise, surtout si la neige a été traffolée par les passages répétés (ah, les traces de raquettes !!!). A tel point qu’il m’arrive de déchausser et de descendre à pieds là où les autres continuent à zigzaguer élégamment, en se moquant du clopin clopinant. Je m’en fiche : j’ai aussi appris à me détacher du qu’en dira-t-on. Tu verras, mon zozo, quand t’auras des prothèses ! Tu rigoleras moins ! T’auras qu’à rester chez toi et faire ton jardin !


A skis au sommet du Toubkal (Maroc, 1994).Au retour, rencontre avec un skieur local…

Plus tard, j’expérimenterai la solution radicale : les raquettes ! Et voilà comment on finit par appartenir à deux espèces normalement incompatibles : les skieurs de randonnée (qui vouent aux gémonies ces raquetteurs qui passent leur temps à défoncer « leur » domaine, en le faisant évidemment exprès), et les randonneurs à raquettes (qui trouvent ces skieurs de randonnée horriblement sectaires). D’être un rien handicapé, c’est la recette idéale pour apprendre les subtilités de la cohabitation.


En visite au-dessus de Champagny-le-Haut, face au Grand Bec de Pralognan, avé les raquettes…

Il y a prothèse et prothèse. Dès l’été 1992, j’en ai inauguré un autre type : le perforateur, utilisé pour équiper les voies dites « modernes ». Coïncidence ou pas, c’est Jean-Michel Cambon qui m’avait intéressé à cet engin. L’origine remonte peut-être à juillet 91. Alors que j’étais encore perché sur mes béquilles, j’avais assisté à La Bérarde à un colloque organisé par Mountain Wilderness, durant lequel avait été dévoilé le projet de Convention-escalade pour le massif des Ecrins – une initiative qui me paraissait à l’époque liberticide. J’avais été absolument écoeuré par le déroulement des débats, car on avait l’impression que l’objectif était purement et simplement de se livrer à un lynchage public (et prémédité) de Jean-Michel, présenté comme l’équivalent du diable. Je déteste toute forme de totalitarisme et toute forme d’instrumentalisation. Or, je voyais là des gens qui se comportaient comme s’ils détenaient la vérité révélée et qu’ils fussent chargés d’une mission sacrée (appréciez au passage le subjonctif). De Greenpeace à George Bush et à Ben Laden, en passant par les nationalistes et les cléricaux de tous bords et de tous pays, il y a assez de fachos dans le vaste monde pour ne pas en ajouter, surtout en montagne. Du coup, j’avais pris totalement la défense de Jean-Michel et cela nous avait rapprochés, au point qu’il m’a proposé ensuite de m’associer à son activité d’ouvreur-équipeur.

Au pied de la Tour Rouge, au Soreiller. Catherine et Jean-Michel.

C’était l’occasion de me faire concrètement une idée de ce que représentait l’usage du perforateur, et en plus ça me donnait l’occasion de redémarrer en Oisans. J’acceptai. La séance d’initiation a eu lieu dans la Tour Rouge de l’Orientale du Soreiller, avec l’ouverture de la Polka du Pilier voltigeur. Je dois admettre que j’ai alors été séduit par les opportunités que cet outil offrait, à condition de jouer le jeu de l’escalade et de ne dégainer qu’en dernier ressort. En plus nous étions dans une paroi vierge, sans le risque d’interférer avec une voie existante. Ce fut une bonne ouverture, en réversible, avec en prime la très reposante présence de Catherine dans la première journée (il y en eut une deuxième, pour les finitions). Nous avons ensuite récidivé dans Mazurka, exactement dans les mêmes conditions.


Ouverture de la Polka du Pilier voltigeur (1992)

L’expérience ayant été positive, j’ai accepté d’aller ensuite dans la face sud du Rouget pour ouvrir Le Trésor de Rackham le Rouget. C’était entre nous un sujet chaud. Jean-Michel connaissait mon intérêt pour cette face, je savais qu’il brûlait d’y tracer une voie moderne. Alors que j’étais encore à l’hôpital, il était venu me montrer des photos de son projet. J’ai mis comme conditions que le tracé soit indépendant des voies proches (la Directe 76 et Titine), qu’on ne mette pas de points là où on pouvait utiliser du matériel amovible, et que cette ligne reste unique. Jean-Michel a tout accepté. Nous avons ouvert cela en trois fois, le premier jour avec Jean Saéz qui a ouvert « la » longueur-clé du début, celle qui permet de surmonter un bouclier de dalles rouges qui apparaissait comme problématique. Nous avons fait le reste à deux, l’un relayant l’autre, et je pense que le résultat n’est pas mal. Les répétiteurs sont nombreux et semblent plutôt satisfaits de ce qu’ils trouvent. Je reste néanmoins persuadé que la Directe 76, qui a désormais une vingtaine de mètres en commun avec Rackham, mérite tout autant le déplacement…


Dans « Rackham… ». A gauche, Jean Saéz entame l’ouverture de L3. A droite, mézigue dans une des dernières longueurs.

Si Rackham m’a laissé une impression très favorable du rôle du perfo, j’ai quand même commencé à en entrevoir les effets pervers à la même époque, à l’occasion d’une virée à la Meije avec Jean-Michel et Yves Ghesquiers. En 1991, à l’époque du fameux colloque, ces deux-là et Jean Saéz avaient ouvert dans la face du Bastion Central une voie extraordinaire au titre révélateur : Les grimpeurs se cachent pour ouvrir. Cette voie s’arrêtait juste en-dessous du sommet de la Bande de Neige, au même niveau que « ma » voie de 1969 (dont elle utilise le dernier passage). Jean-Michel et Yves voulaient la compléter en ouvrant un tracé dans la partie supérieure (Jean Saéz n’était plus là : il avait disparu sous une avalanche fin 92). Ils visaient le spigolo surplombant qui s’abat depuis le sommet de la Troisième Dent, un motif hallucinant et effectivement vierge : Stofer était passé plus à gauche en 1927, Francou plus à droite en 1978. Nous sommes donc montés là-haut en empruntant la Banquette des Autrichiens, pour constater que le bas du spigolo était pratiquement inabordable tant le rocher était repoussant. Et nous avons été si bien repoussés que nous nous sommes retrouvés dans la Dibona-Mayer. Le bon réflexe aurait été en fait de reprendre la tentative que j’avais faite en 1971 avec Jeef. Au lieu de cela, Jean-Michel a entrepris de broder sur la lisière de la Dibona-Mayer un cheminement direct, en tirant une belle longueur qui passe peut-être là où Zsigmondy est tombé en 1885. Mais ensuite nous n’avons pas réussi à nous rendre indépendants de la voie historique, tout simplement parce que le terrain s’y opposait.


Le perfo, quel barda ! (Ici, au début de Rackham…)

Je pense que nous aurions dû accepter le constat d’échec et retirer les points mis en place. Mes compagnons n’ont pas voulu, arguant de la belle qualité de l’escalade ainsi offerte (une variante très au-dessus du standard de la Dibona-Mayer). Et nous avons fait pire, puisque tout en continuant dans la voie de 1912 le perfo a encore été dégainé à deux ou trois reprises. Là, nous nous sommes quelque peu chamaillés, mais j’étais en minorité et je n’allais quand même pas redescendre tout seul. C’est ce jour-là que j’ai compris que le perfo pouvait être un engin redoutable, à partir du moment où il pouvait engendrer une sorte de dépendance chez son utilisateur. J’en conclus qu’à moins d’être un monstre de vertu, il convenait de ne le sortir qu’avec circonspection et de ne pas se concentrer exclusivement sur les voies « modernes ». Allais-je moi-même donner l’exemple de la vertu ? Vous le saurez peut-être en suivant le prochain épisode de cet haletant roman-feuilleton…

Le Chaps en état de doute métaphysique…

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