Sur le Glacier Noir

 

Il en va de l’alpinisme comme de la viticulture : il existe des années fastes, avec de ces crus dont on n’est pas près d’oublier la saveur. A ce propos, je me dois de signaler que je préfère quand même le bon vin ou la bière brune au jus de carottes… J’ai comme cela quelques dates qui me chauffent les papilles, comme 1976 ou 1982. Mais d’abord, il y a eu 1969.


Dans la face nord-ouest de l’Ailefroide (voie Gervasutti-Devies), en 1971. Avec un boulon enfilé sur une cordelette ! C’était un système anglais un « clog », juste avant l’irruption des coinceurs…
 

Après tout un printemps de fréquentation intensive des falaises calcaires, la forme était suffisante pour suggérer une visite aux grosses vacheries (de l’époque) et d’aller conter fleurette aux nombreuses parois encore vierges du Dauphiné. Le point noir, c’était que Jean-Louis était indisponible pour cause de service militaire, sauf permission. Il avait été incorporé au 15-9 de Briançon, sous les ordres d’un capitaine un peu foutraque du nom de Jean-Claude Marmier. Je le voyais donc de temps à autre au « camp de la neige » installé à l’orée du Pré de Madame Carle. C’est l’année où l’armée organisa une opération consistant à faire monter 500 bidasses à la Barre des Ecrins, en montant directement par le couloir Whymper. Pour cela, l’itinéraire avait été équipé de centaines de mètres de cordes fixes, et Jean-Louis avait fait partie des équipes chargées de ce boulot, ainsi que du démontage – les cordes furent balancées dans les abîmes du Glacier Noir… Le tout avait duré plusieurs jours, rendant quasiment impossible l’ascension des Ecrins aux pékins ordinaires. Inutile de dire que les guides de la Vallouise étaient aux anges !

 

Il y a eu un épisode un peu pénible quand je l’ai trouvé un jour attablé avec Marmier à la terrasse du refuge Cézanne, en train de préparer leur départ pour une première que j’avais en projet et dont je lui avais parlé: la voie des plaques de glace dans la face nord-ouest de l’Ailefroide. J’y pensais depuis plusieurs années, je prévoyais que nous y serions allés ensemble, et voilà qu’il s’y embarquait avec son capitaine ! J’ai fait une tronche. Ils m’ont bien proposé de me joindre à eux, mais j’ai eu une réaction de dindon abusé : j’ai décliné l’invitation et je suis allé passer ma frustration dans la voie du Triangle à l’Ailefroide centrale, tandis que l’armée française affrontait la balistique de l’Occidentale. À chacun son Ailefroide…


Photo prise depuis l’Arête Rouge dans la face sud-est des Ecrins
 

Au moins, j’avais la satisfaction d’être sur le Glacier Noir. À force de parler de la Meije, je finirai par faire croire que je me désintéresse des autres sanctuaires des Ecrins. Pas du tout : le Glacier Noir est un des lieux les plus sublimes que je connaisse, et l’une de mes fiertés est de pouvoir me dire aujourd’hui que j’en ai atteint presque toutes les cimes par les versants qui le dominent, souvent par plusieurs itinéraires différents. Il ne me manque que la Grande Sagne, le Fifre et l’Ailefroide orientale. Qu’il s’agisse des couloirs de glace ou des murailles rocheuses, il n’y a pas de petite voie sur le Glacier Noir, la face sud-est des Ecrins est même la plus haute muraille cristalline des Alpes (près de 1500 mètres). Elle n’est dépassée en Europe que par le Trollryggen, en Norvège.

Il y a les voies réputées, mais les moins connues ne sont pas forcément les moins belles, comme le pilier sud de la Barre Blanche, l’éperon nord du Pic du Coup de Sabre ou les voies de la face nord du Pelvoux. Une belle formule consiste à enchaîner un couloir avec une arête rocheuse. Dans le style, le plus pittoresque que j’ai pu faire a été l’arête est du Pic du Coup de Sabre après la remontée du couloir du Coup de Sabre. Une autre très belle combinaison, en début de saison, est de monter aux Ecrins par le couloir des Avalanches, puis un itinéraire du versant sud-ouest des Ecrins comme la voie Castelnau-Gaspard ou le couloir Young.


Voie Souriac au Pelvoux, en haut du premier rempart rocheux, au début de la grande pente de glace


Dans la voie Swan de la face nord-ouest de la Pointe Durand, au Pelvoux


Partie supérieure de la voie Castelnau dans le face sud-ouest des Ecrins. La rampe neigeuse sort exactement à la Brèche Lory

 

J’ai été particulièrement attiré par le Pic sans Nom et le Pic du Coup de Sabre, dont je trouve l’organisation architecturale fascinante. En 1969, je m’étais mis en tête d’y inscrire une trilogie – elle a été bouclée en deux temps et trois mouvements. Les deux temps ont été menés avec Jean-Jacques Prieur, que j’avais rencontré quelques années auparavant à Cormot, quand je faisais mon service militaire à Autun, et qui faisait ses débuts comme aspirant-guide à Vallouise.


Les sommets de la Trilogie : Pic sans Nom, Petit Pic sans Nom, Pic du Coup de Sabre. En 1969, les glaciers étaient encore en bonne santé… A droite, un ange blond saute la rimaye des Ecrins : c’est JJ Prieur…
 

Nous avons commencé par la face nord de cette « épaule ouest » du Pic sans Nom qu’on ferait mieux de rebaptiser « Petit Pic sans Nom » puisqu’il s’agit bien d’un sommet indépendant de son volumineux voisin. Ce fut une course sans histoire, sauf à la sortie. Alors que nous nous dirigions vers la descente, les anneaux à la main, je perdis inexplicablement l’équilibre et je tombai dans la face nord. Je ne sais pas comment Jean-Jacques a fait pour stopper ma chute, et de toute façon j’ai complètement perdu conscience pendant plusieurs heures. Quand je me suis réveillé il faisait nuit, nous étions sous un orage violent, abrités sous une petite toile de nylon que Jean-Jacques avait judicieusement emmenée (c’est bien lui, ça !). Il m’expliqua que j’étais remonté auprès de lui après ma gamelle et que j’avais passablement déliré pendant des heures. Moi, je n’en sais rien… Le lendemain nous avons vainement essayé d’obtenir du secours en hélant des cordées qui montaient au Pelvoux. Le message a dû mal passer : nous avons eu la visite d’un hélicoptère, mais comme je bougeais et qu’il devait être à la recherche d’un macchabée, il est reparti en nous laissant sur place. J’en ai été quitte pour rentrer à pieds. Je souffrais beaucoup, mais ce n’étaient que de gros oedèmes sans gravité.


Les faces : Sans Nom, Petit Pic, Pic du Coup de Sabre. Entre 1/3 et 2/3 en granite, le reste en gneiss. Toujours raide, quand ce n’est pas la pure verticale…
 

Dix jours après, nous étions dans la face nord du Pic du Coup de Sabre, et là c’était une autre affaire. J’étais attiré par la verticalité scandaleuse de cette face, où je pensais avoir repéré un cheminement. Jean-Jacques était plutôt sceptique mais il a quand même accepté de tenter l’aventure. Il a invité un copain à lui, Jacques Dumas, et moi j’ai fait venir Michel Pompeï. À quatre, l’ascension aurait pu être une joyeuse équipée, mais l’ambiance a été gâchée par Dumas qui s’est conduit comme un parfait emmerdeur. Tout lui déplaisait : le choix du cheminement, le rythme des cordées, la légèreté de l’assurage. J’étais devant, c’est vrai que je mettais peu de pitons, mais après tout il n’avait qu’à en rajouter. C’était une escalade sévère, engagée, parfois dangereuse. Là où on avait besoin de cohésion et de solidarité, il y avait un enquiquineur qui sapait le moral des autres. Heureusement qu’il y avait le flegme de Michel et la placidité efficace de Jean-Jacques… Il a fallu bivouaquer à une centaine de mètres du sommet, sur une large vire absolument providentielle, dans un contexte somptueux de sauvagerie et de verticalité. Cette voie, qui est une des plus risquées de ma collection, n’a été refaite que 30 ans plus tard quand Bérhault et Sourzac ont fait leur sensationnel enchaînement hivernal des quatre faces nord entre Pelvoux et Ailefroide.


Le bivouac de la face nord du Pic du Coup de Sabre. Jean-Jacques pensif, moi penché… C’est Michel qui photographie.
 

J’ai complété ma trilogie en 1971 dans la face ouest du Pic sans Nom, cette fois avec Jeef Lemoine, un gaillard que nous retrouverons. Je m’attendais à une bagarre du même style que dans le mur d’en face, si bien que nous avions emmené pas mal de ferraille et de quoi bivouaquer. Mais la paroi s’est montrée bien plus complaisante que prévu, malgré sa raideur. Si on n’est pas tout à fait passés comme dans du beurre, on a joui du plaisir qui consiste à boucler une belle escalade sans avoir à faire preuve de trop d’héroïsme.


La face ouest du Sans Nom, vue depuis la face nord du Pic du Coup de Sabre, avec son beau pli de gneiss sommital
 

C’est une des choses qui m’attachent au Pic sans Nom. Voilà une montagne qui a mauvaise réputation à cause des chutes de pierres – je n’en ai jamais vu passer une seule dans les différentes voies que j’y ai faites, sauf dans la voie normale ! En 1981, j’ai fait la voie George-Russenberger dans un parfait état de sérénité – je la tiens pour une des plus belles voies des Alpes, qui m’a laissé un souvenir équivalent à celui de la Walker. Et un autre bon souvenir est la première du « pilier nord », fait en 1970 avec Jean-Louis Mercadié et Jean-Jacques Rolland. Ce pilier n’est autre que le saillant situé juste à gauche de la rainure dite de la « Raie des Fesses ». C’était une idée de Jean-Jacques Prieur. Nous avions prévu d’y aller à quatre, mais Jean-Jacques a été victime à la dernière minute d’une saloperie du sort : il a reçu son ordre d’incorporation alors que nous préparions les sacs ! Cruel dilemme… Il eût été élégant d’ajourner l’opération d’un an, mais c’était prendre le risque que quelques Marseillais ne s’emparent du projet. Jean-Jacques a été grand seigneur : c’est lui qui nous a dit d’y aller, sans lui.

 

Ce fut une journée d’escalade quasi idéale, ponctuée par un bivouac du tonnerre de Dieu dans les pierrailles qui couronnent le faîte du pilier, 600 mètres au-dessus du Glacier Noir. Comme l’époque n’était pas encore tombée dans le piège des redescentes en rappels (hein, Jean-Michel !?), il fallait décider comment nous sortirions de la face. Je voulais qu’on aille chercher un cheminement en terrain mixte passant par l’énorme losange noir qui surplombe la Raie des Fesses, mais les deux autres n’ont pas voulu et ont préféré la jonction avec l’éperon nord-est. J’ai regretté ce choix, mais pas au point de partir tout seul de mon côté ! Aujourd’hui encore je trouve qu’il manque quelque chose à notre voie, comme un supplément d’élégance. Bon, c’est comme ça…


Trois moments de l’ascension du Pilier. Jean-Jacques Rolland occupe la photo centrale, Jean-Louis les deux autres…


…me voilà ! Avec la corde tendue comme un câble, ma parole !


Décembre 2004 : 34 ans après, retrouvailles autour d’un bon souvenir. On n’ a pas trop vieilli, finalement (enfin, surtout les deux autres)…

 

J’ai bouclé l’été 1969 en faisant avec Jean-Louis (qui avait eu une permission) la face sud de la Pointe Gugliermina, sur le versant italien du mont Blanc. C’était une voie Gervasutti qui n’avait presque jamais été refaite, et qui jouissait d’une énorme réputation : elle passait pour l’une des plus dures escalades du massif, et l’on prétendait qu’aucune cordée n’avait encore pu passer sans subir une chute… Ah bon ? Dans ce cas, nous avons dû faire la première « sans vol » de la Gugliermina. Cette aisance tenait à une bonne raison : la Gugliermina reproduisait exactement les conditions d’une course d’Oisans, un mélange de Meije, d’Olan et de Pic sans Nom. L’Oisans nous avait appris à grimper et à évoluer dans les terrains les plus scabreux – ce n’était pas plus compliqué que cela.
Nous avions prévu d’aller jusqu’au mont Blanc en enchaînant la traversée de la Blanche et l’arête de Peuterey. Mais tandis que nous nous élevions sur les gradins branlants de la Blanche, nous avons vu un spectacle bizarre du côté du mont Pourri : il y avait des nuages qui déboulaient comme des météores. Et de fait, c’était un véritable cyclone qui arrivait ! En 1969, les souvenirs de la tragédie du Fréney étaient encore tout frais, et nous étions dans la circonscription. Nous avons pris la fuite en espérant nous abriter dans le petit abri des Dames anglaises, mais l’ouragan est allé plus vite que nous et nous a cloués sur une petite terrasse, avec vue imprenable sur les sommets de la Noire. Nous avons enduré là un bivouac d’enfer, avec la foudre qui s’abattait de partout, puis la neige qui a commencé à tout submerger. Le lendemain, nous avons dû battre en retraite par les vires Schneider, surchargées de neige : nous n’avions pas d’autre solution que de déclencher d’énormes avalanches pour pouvoir avancer ou installer des rappels. Nous avons traversé le glacier du Fréney en craignant à chaque pas de tomber dans un trou, mais le pire a été la remontée à la brèche de l’Innominata. A un endroit il y avait un clou à demi-planté décoré par une couronne mortuaire : c’était l’endroit où Oggioni avait expiré lors du drame de 1961. L’ambiance…! Quand nous sommes arrivés, épuisés, au refuge Monzino, la gardienne était à son repassage. Elle nous a fait un gentil sourire et nous a dit : « Tiens, c’est vous ? ». Là, on s’est sentis vraiment en sécurité…


La Pointe Gugliermina, vues de la Noire de Peuterey. Derrière, le versant du Fréney du mont Blanc
 

C’était le 19 août, et ce coup de tabac ressemblait à s’y méprendre à un autre, survenu au tout de début de juillet, dans la face sud de la Meije. Je sens que ça va être la matière du prochain épisode… En attendant, je vous laisse avec d’autres z’images de mon Glacier Noir bien aimé.


La partie supérieure de l’éperon nord-est du Pic sans Nom, avec à sa base la flèche qui marque la fin du granite, et que Jean-Michel Cambon a baptisée « Big Brother ». Cet éperon est un monstre de près de 1200 mètres de dénivelée


Le Pic Coolidge avec la grande pente de glace de la voie Bonatti. C’était en 1976, après un été de sécheresse où la pente avait déjà beaucoup souffert. Il n’en reste presque rien aujourd’hui !!!


James Chevallier dans la pente de glace de la voie Bonatti, en 1978. Vise un peu l’encordement à la taille ! Il avait encore dû oublier son baudrier… Cela n’empêche pas de grimper


James dans le pilier S de Barre Blanche, en 1976 – l’année de ses débuts en haute montagne. Une course terminée sous la pluie… A droite, James est transformé en spectre de Brocken


James à la sortie de la voie Souriac de la face N du Pelvoux, en 1978. Il nous a quittés voici quelques mois. Toute cette séquence conserve son souvenir…

2 Responses to “Sur le Glacier Noir

  • Je connaissais James depuis plusieurs années : c’est lui qui m’a fait découvrir l’escalade, sur le tard, à 45 ans! Et je ne regrette vraiment pas. Il connaissait mon passé d’ancienne sportive et me poussait dans mes limites : et ça passait le plus souvent…Quelques fois, il piquait une rogne mais c’était James et son caractère facétieux ! Mais j’aimais sa vision de la montagne ; le côté esthétique de la voie, la beauté du paysage alentour, plutôt sauvage et un peu d’engagement, si possible. Il était heureux là-haut. J’avais plein de projets de course avec lui : j’étais en totale confiance et j’aimais grimper avec lui, il y avait une connivence.

    Et puis, ce soir de mai 2004 où il a décidé de partir pour le pays de l’envers du décor… las de lutter sans cesse contre les aléas de la vie, de panser ses blessures, de se lancer de perpétuels défis…Je l’avais invité à passer quelques jours au bord de la mer avant que ne je revienne à Aussois début juillet.
    Il était épuisé ; il m’avait fait part de ce projet insensé auquel on n’ose croire…Et depuis, son silence mais toujours le bonheur d’être en montagne, dans ses montagnes. Il me manque beauoup, il nous manque… A toi, James

  • thereselouette
    18 années ago

    Jean jacques Prieur est un ancien professeur. J’ai gardé son fils Thomas à Vallouise. Comment le retrouver ?