En route pour de nouvelles aventures
En 1976, je m’étais imposé une sorte de retraite à La Bérarde, que je n’avais pratiquement pas quittée pendant près de deux mois. J’avais besoin de faire le point sur tout un tas de choses, sur la montagne comme sur le reste. Je ne savais pas encore que c’était en fait le point de départ d’une série d’années particulièrement fastes, comme si j’entrais dans une nouvelle vie. C’était d’ailleurs véritablement le cas si l’on considère les évènements survenus en 1980. Non, je ne fais pas allusion à ma découverte des Pyrénées ni à ce qui se passait en Pologne à la même époque (le soulèvement des chantiers navals de Gdansk, début du commencement de la fin du bloc de l’Est). Je veux plutôt parler de ce qui était arrivé le 10 mars de la même année, quand j’avais été enseveli sous une avalanche en compagnie de Christine, ma compagne.
L’article du Dauphiné Libéré sur notre avalanche… Avec les sottises de rigueur, du style de la « plaque avant » (il est vrai qu’on avait été pris « par derrière » !)
Nous y avions passé une bonne paire d’heures, et lorsque le chien Rex, connu jusque-là pour être le Rantanplan du secours en montagne de Bourg-St-Maurice, avait pour la première et dernière fois de sa carrière mérité un nonos d’honneur, nous étions dans la zone des 3 % qui survivent à un ensevelissement prolongé. Nous n’étions pas très frais, ou plutôt si, nous l’étions tellement (vers les 27°C…) que nous n’étions plus en mesure d’apprécier la chance que nous avions eue d’être en excellente forme physique, d’être très chaudement habillés, d’avoir bénéficié du sang-froid et des performances athlétiques de Pierre d’Alboy (qui avait plusieurs raisons d’être sur les lieux…), d’avoir été trouvés à temps par le PGHM de BSM, puis pris en mains pendant 5 heures par le personnel de l’hôpital de Bourg. Ce jour-là, nous étions repartis pour un tour, ce qui me permet de dire qu’aujourd’hui je n’ai que 25 ans (lire). Nous avons arrosé ça tout de suite. Et onze mois plus tard, ce fut la naissance de Claire qui avait fait le voyage des Pyrénées dans le ventre de sa maman.
Claire et Christine, quelques années plus tard…
Ah, si j’avais su tout ça en 76 ! J’allais donc abandonner ma vie de vagabond célibataire, faire un aller et retour chez St-Pierre et devenir papa. A côté de cela, les autres changements pourront paraître mineurs, mais il ne sont pas dénués de signification. Ainsi il y a eu deux longs voyages aux Etats-Unis, ponctués par la découverte des big walls californiens et coloradiens. Je suppose qu’il faudra en reparler. Pour l’heure, je dirai seulement que j’en ai gardé un souvenir formidable même si j’ai réalisé la performance rare de mettre un but dans chacune des deux parois reines du Far West : El Capitan en 1977 et le «Diamond» de Longs Peak en 1979, les deux fois pour des raisons climatiques. Fallait le faire !
Avec Bernard Amy et Jeef à Satolas, en 1977. Nous partons à la conquête de l’Amérique !
En même temps j’avais commencé à diversifier mes activités et à devenir plumitif. J’avais publié un premier bouquin sur la Savoie, et j’étais entré au comité de publication de la revue du CAF, La Montagne & Alpinisme (LMA). J’y côtoyais un certain Bernard Amy que j’avais commencé à fréquenter à Grenoble auparavant, et avec qui j’allais entretenir des relations diverses, prolongées, amicales, concurrentielles, fraternelles, conflictuelles et indispensables. Au chapitre des « vieux couples infernaux », je pense que nous devons être assez bien placés.
Bernard en train d’essayer de s’arracher les genoux dans le « Wilson Overhang » à la voie Steck-Salathé de Sentinel Rock (Yosemite)
Le style de Jeef, à l’attaque de la voie Salathé au Capitan, est plus aérien…
A la rédaction de LMA, je rencontrais aussi Jean Bocognano qui avait pris la revue en mains en 1975 en lui appliquant une volonté de profond renouvellement. Il faudra aussi que je reparle de cet homme raffiné et sensible, disparu trop tôt en 1982. C’est lui qui me demanda de m’occuper particulièrement de la protection de la montagne, et c’est comme ça que j’ai mis le bras dans un engrenage dont je ne suis plus sorti, pour le meilleur et pour le pire. En revanche, je suis sorti assez vite de ce comité de publication, en compagnie de Bernard et de Jean, pour cause de conflit politique majeur avec la direction du CAF, laquelle nous considérait comme d’affreux révolutionnaires. En 1977 la rupture était consommée et nous avons démissionné avant d’être virés. Du coup nous avons reporté notre prurit d’écriture, d’insolence et de non-conformisme sur notre propre revue – ainsi est né « Passage », pour une aventure qui allait durer 5 ans et 7 numéros. Ce n’est pas long, mais comme on en parle encore dans les chaumières, je me dis que ça n’a pas été sans portée. Et cela n’a pas été le moindre aspect de mon changement personnel.
Le numéro 5 de « Passage » comportait une édition de luxe, sous jaquette blanche, avec une lithographie de Barbara Davis imprimée recto-verso, avec un fil rouge cousu à la main… Le titre : « Bound to the earth »… que je ne sais pas bien comment traduire. Attaché(e) à la terre ?
Ca fait déjà beaucoup de choses. J’y ajouterai encore ma conversion au ski de randonnée, découvert sur le tard grâce à mon ami Bilou (Jean Orcet). J’ai longtemps été un médiocre skieur, ne pratiquant la randonnée que de façon très épisodique. Puis je suis tombé (comme beaucoup) dans l’engouement pour le ski de fond, au point de m’y enfermer quelque peu. Cela m’a permis parfois de faire de belles choses, par exemple une superbe traversée des montagnes de la haute Ardèche et des Cévennes en février 1973. Et puis quelques grandes courses renommées, comme la Marcialonga, la Vasaloppet ou la Finlandia. Mais je n’étais pas très doué pour cela, et puis ce genre de compétition devient très vite une impasse. C’est Bilou, lui-même très fin skieur et chaleureux compagnon, qui a fini par me persuader que je gagnerais beaucoup à me tourner vers la randonnée, qu’il pratiquait d’une façon encore peu répandue.
A cette époque on en était toujours au ski « de printemps ». Bilou faisait partie des rares qui partaient en montagne dès novembre ou décembre, et qui jouissaient ainsi d’une montagne extrêmement peu fréquentée, souvent vierge. Quand je compare avec la situation actuelle, je me dis que cette période a été magique et qu’on ne retrouvera plus jamais dans les Alpes les bonheurs qu’on a goûtés alors, quand la montagne hivernale « nous appartenait ». Mais c’était avant que les stations ne bouffent une part immense de l’espace montagnard (ça continue plus que jamais !), tandis que le nombre des adeptes du ski de montagne a explosé dans les années 80-90. Cent fois plus de monde dans une peau de chagrin, inévitablement ça change tout. Finalement, je suis content que ma fille n’ait jamais eu envie de faire du ski de rando, tant je trouve maintenant son goût frelaté…
Bilou au col des Aiguillons, en Lauzière. Au large, le Grand Pic. Le tout vierge de traces… C’était vers 1976…
En attendant, il m’aura aussi permis de multiplier le nombre de mes partenaires de montagne, les jeunes et les moins jeunes. J’ai déjà parlé d’Olivier Comerson et de James Chevallier, les inséparables, qui m’ont très souvent accompagné dans ces années, hiver comme été, jusqu’en Corse, dans les Dolomites ou même au Colorado. C’étaient eux aussi des skieurs de première, et en plus pas regardants sur la façon de faire. J’ai fait avec eux des courses hors catégories, à faire hurler les tenants des canons institutionnels !
Olivier et James, lors d’une fameuse descente du Dôme de Chasseforêt sur Termignon
Parmi les nouveaux venus je ne peux évidemment oublier Jacques Plassiard, qui était alors curé à Bourg-St-Maurice et qui estimait qu’une part importante de son rôle consistait à connaître les haute Tarentaise jusque dans ses moindres recoins. Par la suite il a exercé son ministère à Beaufort avant d’échouer à St-Bon (Courchevel), sans se départir de ce mélange d’humour, d’hédonisme et d’humanisme qui fait de lui le plus parfait des compagnons, indépendamment de toutes les divergences philosophiques imaginables. C’est d’ailleurs avec lui que j’ai véritablement frappé les trois coups de cet été 76, qui allait être celui des trois Rougets et des trois Meijes, et aussi de ma rencontre avec Virus.
Jacques Plassiard à la Clavettaz (Versoyen). En arrière, sur la gauche, le Beaufortain avec l’Aiguille du Grand Fond
Montée vers le Dôme de la Sache, Jacques devant !
Assez émouvant de voir que l’on passe à côté de la mort et que onze mois plus tard on aurait pu rater quelque chose de merveilleux. Cela me fait penser à la récente histoir du gars qui se s’est tué dans le Mont Blanc, un ami le connaissait et fesait remarquer sur un forum que le plus terrible est de savoir que sa femme, sa fille, sa famille l’ont perdu…
Vous avez écrit :
« Finalement, je suis content que ma fille n’ait jamais eu envie de faire du ski de rando, tant je trouve maintenant son goût frelaté… »
Il n’en fallait pas moins pour me faire bondir. Peut être depuis Albertville n’avez vous plus l’occasion de faire des courses de ski de rando vierges de traces tant les vallées des Alpes du Nord sont industrialisées, peuplées et bruyantes. La prolifération de topos, de club de braves gens érudits en montagne a rendu accessible à beaucoup la rando à skis. Mais la situation est loin d’être la même dans toutes les Alpes et surtout dans les Alpes du Sud. Passons sur le bassin de Gap qui draine du monde, j’ai eu l’occassion de faire des dizaines de courses dans le Val d’Allos sans croiser ni âme qui vive, ni trace, ni topo, seule la carte au 1:25000 comme guide. Et des vallées comme celle-ci il y en a un paquet, je ne vais pas divulguer mes cartouches…
Tout cela pour dire que l’expression « goût frelaté » me paraît largement surfaite. Il n’y a pas que Belledonne et le beauf dans la vie. Ne faut-il pas y voir là la subjectivité propre au montagnard qui justifie ses propres choix de pratique à la lumière de considérations qu’il fait passer pour universelles aux yeux de l’ignorant ?
PS : très sympa à lire ce blog, continuez vous me faites bien marrer…
Pour Farouba, je poserai ce petit problème : qu’y a-t-il eu de plus providentiel dans cette avalanche? Le fait qu’on s’en soit tirés ? ou le fait qu’elle ait eu lieu ? Car si elle n’avait pas eu lieu, la suite de notre existence aurait-elle été la même ?
Et pour Alexis : je ne peux évidemment qu’être d’accord avec ce commentaire. Le drame, c’est d’habiter au bord de l’espace le plus rétréci qui soit. Je précise que je ne prends pas les innombrables randonneurs que je croise par ici pour des beaufs (sauf quand ils me bousculent ou qu’ils font la gueule, ce qui arrive quelquefois, notamment de la part de ceux pour qui la montagne n’est plus qu’un stade d’entaînement à la compét’). Ma frustration est due en grande partie au « privilège de l’âge » (un privilège des plus douteux !) qui fait que j’ai connu un âge d’or, dont je cherche vainement à retrouver le goût. Je sais bien que c’est là l’erreur, mais je ne suis pas assez stoïcien pour « faire avec ». J’imagine en effet que la situation est loin d’être aussi précaire dans les Alpes du Sud ou les Pyrénées, qui sont d’ailleurs les montagnes où je vais le plus volontiers en été. En hiver, on est plus coincés, voilà l’ennui…
Je ne suis pas du tout croyant en la providence, je préfère penser que tout s’explique, mais en montagne il y bien de faits que je ne m’explique pas… Communément (trop ?) on peut appeler ça une leçon. Qui est le maître, la montagne elle-même ?
Pour ce qui est de la rando, j’ai découvert ces bonnes sensations à l’âge de 11 ans, pour un Marseillais j’estime que c’est plutôt bien, j’en ai 5 de plus et je suis de plus en plus fan ! Comme Alexandre je ne quitte pas les Alpes du sud ! Il y a encore des paradis pour pratiquer la montagne un peu plus proche de la nature. Malheureusement, mon petit coin idéal aussi commence à voir arriver les promoteurs et les compagnies d’exploitation des domaines skiables jusqu’à là assez présents pour s’amuser et laisser du terrain vierge l’été comme l’hiver…
La montagne, c’est une merveilleuse éducatrice, dans le meilleur sens du terme. D’où l’intérêt et la nécessité d’un long apprentissage, le meilleur étant d’arriver à le faire soi-même. La difficulté, c’est de faire suffisamment de sottises pour bien apprendre ce qu’il ne faut pas faire, et suffisamment peu (ou des pas graves) pour y survivre. Dans ces conditions, l’alpinisme amateur et sans guide est idéal. Moi, j’ai eu la chance de pouvoir le faire et grâce à ça j’ai eu une vie épatante, même si je le paie aujourd’hui par les gémissements de ma carcasse malmenée !