Le Baron de Crac

La meilleure façon de voler, c’est encore de prendre l’avion, ou tout autre engin susceptible de parcourir les airs. Il y en a aujourd’hui de merveilleux, et ce n’est pas à l’approche de la coupe Icare qu’on va faire la fine bouche. Je ne parle pas du «paralpinisme» (en anglais : le base-jump) : j’en connais qui font ça, c’est une pratique qui me terrifie tout en me rendant admiratif. Oser débouler le long d’une paroi en chute libre pour n’ouvrir son parachute qu’au dernier moment, voilà qui demande un courage, une maîtrise, un sang-froid, une appréciation des choses hors du commun.


En voilà un qui a vraiment l’air de se prendre le pied… Cette photo ne m’appartient pas : je l’ai empruntée à Claud Remide, un des plus forts paralpinistes français actuels.

Il y a pourtant une méthode qui semble avoir été oubliée. Quand j’étais tout petit, pendant la guerre, on nous emmenait quelquefois au cinéma : c’était une des rares distractions de cette époque fort peu ludique. Je me souviens d’avoir été émerveillé par un film qui racontait l’histoire d’un baron prussien nommé Münchhausen. C’était au XVIIIème siècle, lors du siège d’une ville quelconque. Un jour, le baron était assis confortablement sur un affût de canon et observait le ciel à la lunette. Distrait, le canonnier de service met le feu à la mèche sans prendre garde à sa présence. Le coup part, le boulet jaillit du canon, embarque le baron au passage, et voilà un OVNI insolite qui prend la direction de la Lune, où il finit par se poser. Suivent mille aventures aussi rocambolesques que possible. C’était un film allemand de J. von Baky, le premier film en couleurs jamais produit en Europe (sauf erreur de ma part – je laisse de côté les films de Méliès, qui n’étaient pas photographiés en couleurs), et en tout cas le premier film en couleurs que j’aie jamais vu. Produit en 1943 sous le titre Münchhausen, il avait été diffusé en France sous le titre « Les aventures du Baron de Crac ». Je laisserai de côté la question de savoir si le fait d’aller voir un film allemand sous l’occupation était ou non un acte de collaboration, car c’est une question absolument idiote, bien que dans l’air du temps (un air lui-même souvent très idiot). Je dirai seulement que j’aimerais beaucoup revoir ce film…


Chaps, n’oublie pas que c’est un blog sur l’alpinisme…! Et fais gaffe à tes prothèses…

Vous vous demandez pourquoi je parle de tout ça ? Eh bien, j’ai connu une aventure un peu identique en 1975 dans la face ouest des Grands Charmoz, sauf que je ne suis pas allé jusque dans la Lune. J’étais avec Gilbert Guirkinger, un colosse devenu guide qui faisait alors son noviciat alpin. Nous étions partis faire la voie Lenoir-Leroux, une bonne « vieille» voie  à la sauce chamoniarde traditionnelle. C’était plaisant, il faisait beau, il y avait des connaissances dans le tout proche pilier Cordier. Vers le milieu de la face, voici que se présente un ressaut plus raide, fendu d’une large fissure-cheminée verticale décorée de deux fissures parallèles. Juste en dessous il y avait une belle terrasse avec un superbe becquet taillé comme un diamant. La cheminée promettait une séance de rudes coincements. Je ne crache pas dessus, mais si je peux les éviter je ne m’en prive pas.

Le fissure Brown dans la face ouest de Blaitière (enfin, je crois, sans en être très sûr…). Je mets des images de Blaitière parce que je n’en ai pas des Grands Charmoz!

Et justement le début pouvait se contourner par de belles dalles vertes, en dehors de l’axe de la bête. Je les escalade donc, je place un bon piton, puis je me vois renvoyé vers la cheminée. Je me soumets, et en avant pour les coincements en utilisant les deux fissures. Pas si dur finalement, sauf que ça se terminait par un rétablissement qui avait l’air plus teigneux. Mon dernier point d’assurage commençait à être vraiment loin, il me fallait quelque chose. Je n’avais pas (encore) de coinceurs, mais j’avais un gros coin métallique (un bong). Je le souque dans la fissure de droite et je fais mon rétablissement. Je me retrouve alors dans une sorte de niche profonde, et je découvre que la double fissure correspondait en fait aux deux faces d’un énorme feuillet coincé verticalement dans la cheminée – un bel échafaudage en somme, sur le faîte duquel j’étais confortablement assis. Je constate alors que je peux le coiffer d’un grand anneau de sangle, et comme la suite avait l’air aussi physique, je décide de récupérer mon coin métallique planté un mètre plus bas. Me retenant à l’anneau, je me laisse glisser comme sur la croupe d’un cheval, je saisis mon marteau et bing ! bing ! bing ! je déloge mon coin. Il vient. Il vient si bien que tout l’univers se met alors en branle: voilà le feuillet, brusquement décoincé, qui déménage dans un boucan de fin du monde, moi dessus, Gilbert pile dans l’axe, et ce machin qui doit peser quelques tonnes prend exactement la direction du relais, tandis que je m’en désolidarise au moment où le piton placé dans la dalle provoque un pendule providentiel.


Toujours Blaitière. A gauche, le versant est (Envers des Aiguilles).

La logique aurait voulu que Gilbert soit réduit en bouillie, les cordes pulvérisées, le Chaps expédié dans les sombres abîmes où gisent les splendeurs passées des Charmoz. C’était compter sans ce hasard qui passe son temps à cafouiller entre fabrication de désastres et production de miracles. Nous sommes tombés dans la deuxième catégorie. Je résume : le bloc fonce vers Gilbert, celui-ci fait un mouvement désespéré, violent et inutile, afin de l’éviter : ligoté comme il l’était, son rayon d’action était égal à zéro – il n’a réussi qu’à se déloger une vertèbre ! Donc, le bloc arrive, tombe pile sur la pointe du diamant, explose, les débris giclent de tous côtés mais épargnent leur proie, sauf un morceau qui lui écrabouille un orteil, puis ricochent avec fracas jusqu’à la moraine.


C’est pas le bon côté (on voit ici les glaciers du Géant et de Leschaux), mais c’est pas grave

Fumée, odeur de pierre à feu (ah, l’odeur du granite qui explose !), bruit et fureur, halètements, cris, appels angoissés du voisinage (« Vous êtes morts ?», nous demande-t-on ; « Pas tout à fait ! », répondé-je avec un certain à-propos), enfin tout s’arrête. Nous nous regardons en gémissant, incrédules : nous sommes là, avec certes quelques bobos plus ou moins graves, mais sans rien de cassé et à peu près vivants – c’était déjà quelque chose. La suite ? Nous avons réussi à gagner un peu plus haut les vires qui permettent de rejoindre facilement la base du couloir Charmoz-Grépon, et de là le glacier des Nantillons. Puis nous nous sommes traînés jusqu’au téléphérique, où nous avons bousculé quelques bidochons pour pouvoir attraper la plus proche benne possible. Avec sa vertèbre démise, Gilbert souffrait énormément, moi beaucoup moins, mais j’étais assez écorché et sanguinolent pour effaroucher les pékins. Il a quand même fallu user un peu du piolet pour obtenir les places qui reviennent aux grands blessés de l’Alpe (« On a payé, on fait la queue, vous n’avez qu’à faire comme tout le monde ! Ben voyons…»).
La suite est plus tranquille. A Chamonix, nous avons eu la bonne fortune de pouvoir rejoindre un ami toubib qui s’y trouvait en vacances. Il s’est enfermé dans une pièce avec Gilbert. Pendant une demi-heure, on se serait cru dans un sous-sol de la Gestapo : ça tapait, ça hurlait, ça gémissait, ça invectivait. Puis, plus rien. La porte s’ouvre, Gilbert arrive, radieux : la vertèbre avait bien voulu réintégrer ses quartiers d’été. Fin de l’épisode.


Le Chapeau de Napoléon (Bauges), la Lune, le Chaps… Reste à trouver le canon…

C’est après cela que je me suis souvenu de Münchhausen, au point que j’ai voulu fêter ça en ouvrant une voie que je puisse appeler « Le Baron de Crac ». Les appellations, ça ne se donne pas au hasard, il faut qu’il y ait une correspondance entre l’idée et l’objet. Ainsi, je n’ai jamais pu trouver la voie que j’aurais voulu appeler : « Il ne faut jamais traiter le crocodile de grande gueule avant d’avoir traversé la rivière ». J’admets que c’est un peu long… Pour le Baron de Crac, j’ai dû attendre plusieurs années avant de trouver la paroi ad hoc dans un coin perdu des Bauges : la Montagne du Charbon. Cette Préalpe est comme une immense coque de navire perchée au-dessus des forêts, loin de tout. C’est une thébaïde de fleurs, d’herbe et de vaches peuplée de quelques chalets paisibles comme le Planay ou le Rosay, et tout en haut de la conque se nichent des petits bouts de parois au calcaire éblouissant.


Le coeur de la Montagne du Charbon, vu du Trélod. Désolé pour la qualité des photos : j’ai dû utiliser à l’époque des pellicules de basse qualité…

Comme personne ne s’en était jamais soucié, j’en ai fait mon profit. Tout y est passé : Dalle du Planay, Dalle du Rosay, parois de Banc Plat, j’y ai ouvert une vingtaine de voies, laissées équipées, et j’y ai grimpé une bonne soixantaine de fois (topo : Charbon1.pdf, Charbon2.pdf). Les fins de journée étaient immuablement consacrées à de longues visites chez les bergers du Rosay, avant de descendre avec de beaux fromages. Ils ont changé d’alpage depuis quelques années, l’ambiance du Rosay est devenue moins festive. En août 1991, ils avaient organisé là-haut un concert avec le pianiste François-René Duchable et un flûtiste dont je n’ai pas retenu le nom. J’y étais monté sur mes béquilles, car j’inaugurais là ma première prothèse de hanche, tandis que le piano à queue était arrivé (et reparti le lendemain) au bout d’un filin d’hélicoptère. Cela se passait dans l’amphithéâtre (complètement naturel) du Rosay, à 1600 m, juste au-dessus du chalet. La nuit avançant, l’humidité et le froid désaccordaient peu à peu l’instrument, et les pédales dérapaient comme par une nuit de verglas. Vers minuit, Duchable et son flûtiste ont lancé vers les étoiles la sonate pour flûte et piano de Ravel, qui se termine par une longue note suraiguë. Elle est partie vers la paroi, là où se trouve la voie Ecliptique, où elle a rebondi comme dans une sphère de cristal, et a filé telle une comète vers l’infini. Quelle merveille, quel luxe !


Le cirque du Rosay. Les personnages sont exactement à l’endroit où s’est tenu le concert (ils entourent le piano, qui vient d’arriver). Derrière, exactement au milieu, les dalles d' »Ecliptique ». J’ai égaré les photos où l’on voyait le piano voltigeant sous l’hélico….

Ces falaises de poche sont toutes tournées vers le Levant, seule Banc Plat possède aussi une facette ouest, qui domine le col de Bornette (le lieu le plus boueux des Bauges boueuses). On y trouve des structures inhabituelles en calcaire, faites de dalles compactes et ventrues, de surplombs lisses et pansus, le tout fendu par des fissures yosemitiques aux lèvres arrondies. Bref, une architecture parfaitement rococo, avec une surprenante tendance au dévers. C’est là que j’ai logé mon Baron de Crac, une escalade où on a parfois l’impression que la redingote décolle des fesses, à l’instar de celle de Münchhausen assis sur son boulet.


Troisième longueur du Baron de Crac. Où l’on a l’impression d’être comme un noyau de cerise, recraché par la fissure…

Et pour que l’illusion soit complète, je l’ai dédoublé en un Subjectif Lune d’inspiration tintinesque, où je me suis payé une des pires séances de pitonnage de mon existence : quelque chose comme 5 heures pour une seule longueur, un dièdre déversant bien jaune terminé par une couronne de surplombs. Heureusement qu’Olivier Le Maout, mon excellent et stoïque compagnon, avait emmené sa radio. Sans son dévouement et sa jovialité, les voies du Charbon n’existeraient pas. Encore un qui garde une place ensoleillée dans ma mémoire…


Olivier Le Maout dans « Equinoxiales ». Et vivent les Bretons !

Autres photos du Charbon (pas toujours terribles, je l’avoue)

8 Responses to “Le Baron de Crac

  • Il faudra que tu me donne la marque de ton ange gardien, il à l’air de bien marcher !

    J’espère qu’un jour j’aurai le niveau et la possibilité d’ouvrir des voies, ça m’arrive souvent de trouver des noms ! Des aventures, des expressions qui collerais bien au rocher…

  • Il a été assez bon jusqu’en 1983 (je parle de l’ange gardien), puis il a dû prendre sa retraite car à partir de là ça n’a plus marché du tout !

    Ouvrir des voies : c’est un truc passionnant, et ilvaut mieux que ça reste comme la cerise sur le gateau = ne pas en faire une obsession, car on risque alors de faire n’importe quoi (on a pas mal d’exemples…). Le plus difficile, en-dehors de l’acquisition du savoir-faire, c’est d’arriver à épouser un territoire. C’est assez voisin de l’écriture, c’est une activité de création, il faut qu’on ait l’impression de réaliser une oeuvre – et surtout pas un « travail » !

  • Bien entendu c’est dans cet esprit que je vois la chose ! Par contre les terrains sont rares !

  • > Par contre les terrains sont rares !

    Oui oui oui, ya plus rien à faire, même pas la peine d’essayer. )

  • Ouais, c’est le coup de la peau de chagrin… Evidemment, on peut toujours faire remarquer qu’il suffit d’aller dans quelques coins paumés d’Himalaya, d’Asie Centrale ou d’Antarctique pour trouver encore de quoi faire… Mais c’est pas à la portée de tout le monde, je suis bien d’accord…
    Cependant, quelque chose me dit, Bubu, que tu as quelques idées sur le sujet, afin que qu’il subsiste des coins disponibles pour les amoureux d’aventure… N’est-il pas ?

  • Pas la peine d’aller si loin, en France il y a encore des coins tranquilles, comme par exemple ……… greuuuuu ……. greuuuuuuu ….. La liaison semble avoir été coupée sans raison !

  • Votre blog illustre bien la raison pour laquelle je préfère l’alpinisme à la pétanque : à l’écrit, ça passe mieux !
    Merci de faire partager ces moments !

    Pierre, alpiniste ( paresseux ) et professeur d’histoire ( au chômage… si, maintenant ça existe !)

  • Encore de belles aventures palpitantes ! on en redemande ! Ce n’est pas loin de chez moi, mais je n’y connais rien ! La montagne ça me gagne pas !